Analyse des évolutions stratégiques du transport maritime mondial
Note conjointe Banque de France (Juan Carluccio & Charles Serfaty) et Centre d’études stratégiques de la Marine (Nicolas Mazzucchi)
Une nouvelle ère de mondialisation se dessine, caractérisée par une fragmentation croissante de l’économie mondiale. Les flux commerciaux entre des blocs géopolitiques composés de partenaires partageant des valeurs similaires (like-minded) s’intensifient au détriment des échanges entre des pays appartenant à des blocs rivaux. Le processus émergeant de fragmentation géoéconomique actuelle n’est pas néanmoins directement comparable à celui qui a caractérisé la Guerre froide. La spécialisation a généré d’importants gains de productivité, mais aussi permis l’arsenalisation des relations commerciales. Les conflits récents en mer Rouge sont un bon exemple de cette complexité, l’Europe et la Chine étant les plus affectés par une attaque visant l’axe États-Unis Israël.
Quant aux impacts sur l’activité maritime, un effet direct est celui d’une augmentation du coût de fret. Cette situation géoéconomique complexe induit des conséquences sécuritaires importantes, marquées par une plus grande facilité d’agression des systèmes de transport maritime, grâce à l’effondrement du coût des systèmes militaires ou duaux.
En conséquence, les marines voient se renforcer leur rôle d’acteur majeur de sécurité et de stabilité au plan global, devant conjuguer la permanence de la protection des flux maritimes, avec la protection des infrastructures critiques en mer, lesquelles ne cessent de gagner en importance.
LE CONTEXTE MACROÉCONOMIQUE : UNE FRAGMENTATION CROISSANTE DE L’ÉCONOMIE MONDIALE EN FONCTION DES CRITÈRES GÉOPOLITIQUES
En s’appuyant sur des données détaillées sur le commerce international, la Banque de France a développé un outil analytique pour suivre l’effet de l’alignement géopolitique sur les flux commerciaux1. Cette section présente les résultats principaux tirés de cette analyse, qui divise les pays en trois blocs : « Ouest », « Est » et « Neutres », fondés sur des variables telles que les votes aux assemblées de l’ONU et la dépendance commerciale aux États-Unis et à la Chine.
1. Une forte réallocation des flux commerciaux vers des pays « amis » est visible depuis l’invasion de l’Ukraine
Au troisième trimestre 2022, la réallocation impliquait une baisse de 15 % de la valeur des échanges entre pays non alignés par rapport au même trimestre de 2021. Parallèlement, les échanges entre pays « amis » (commerce « intra-bloc ») ont montré une augmentation d’environ 5 % par rapport aux échanges avec des pays neutres.
Ces effets sont principalement liés au commerce de biens dans la catégorie des pièces et composants, montrant que le « friendshoring » – la stratégie de délocalisation vers des pays partageant des visions politiques similaires – gagne du terrain au sein des chaînes de valeur mondiales.
Notre analyse montre par ailleurs que la fragmentation générée par la guerre russo-ukrainienne dépasse les effets directs de la rupture des liens avec la Russie la diminution des flux commerciaux entre blocs est significative lorsqu’on exclut la Russie de nos estimations.
GRAPHIQUE 1 : EFFET DE L’APPARTENANCE À UN BLOC GÉOPOLITIQUE SUR LES FLUX BILATÉRAUX DE COMMERCE
Source : Carluccio et al (2024), Bloc-notes de la Banque de France à paraitre
La courbe rouge représente la croissance des flux entre les pays d’un même bloc, et la bleue celle entre blocs opposés, en comparaison avec les pays neutres. Par exemple, en avril 2022, les flux de commerce entre les deux blocs ont été 15% inférieurs à ceux des mêmes blocs avec les pays neutres.
2. La tendance structurelle à la fragmentation commence autour de 2018
L’examen d’une période plus longue montre que la tendance à la fragmentation du commerce international a commencé plusieurs années avant la guerre en Ukraine. La Figure 2 montre les effets cumulés depuis 2017 : au dernier trimestre de 2023, le commerce entre blocs était inférieur de 25 % à celui de 2017, tandis que le commerce intra-bloc était 15 % plus élevé. La fragmentation a commencé à se faire sentir au premier trimestre de 2018, lorsque les États-Unis et la Chine, acteurs majeurs respectivement des blocs Ouest et Est, se sont engagés dans une « guerre commerciale ». Il est important de remarquer qu’à l’image de la guerre en Ukraine, l’impact de la guerre commerciale États-Unis Chine est largement plus répandu que le seul commerce entre ces deux pays.
GRAPHIQUE 2 : EFFET DE L’APPARTENANCE À UN BLOC GÉOPOLITIQUE SUR LES FLUX BILATÉRAUX DE COMMERCE
Effets cumulés depuis le premier trimestre de 2017
Source : Carluccio et al (2024), Bloc-notes de la Banque de France à paraitre.
La courbe rouge représente la croissance cumulée depuis T1/2017 des flux entre les pays d’un même bloc, et la bleue celle entre blocs opposés, en comparaison avec les pays neutres. Par exemple, en mars 2024, les flux de commerce entre les deux blocs ont été 25% inférieurs à ceux des mêmes blocs avec les pays neutres en T1/2017.
QUANTIFICATION DE L’IMPACT DES CONFLITS GÉOPOLITIQUES SUR LE PRIX DU FRET MARITIME
L’année 2024 a vu une hausse assez importante du prix du fret, marquée au printemps, avec une accélération à l’été, puis une baisse rapide depuis le début de l’automne. La moyenne de 2022, année de tensions sur les chaînes de valeur durant laquelle les prix du fret ont atteint des niveaux très élevés, n’a jamais été dépassée mais elle a été frôlée. Par rapport à novembre 2023 – date de début des attaques Houthis systématiques en mer Rouge – les prix ont nettement augmenté. Sur la période janvier-octobre 2024, les prix mondiaux spot observés sur Freightos (plateforme de réservation et de paiement de transports maritimes créée en 2012) étaient 2,7 fois plus élevés que sur la moyenne de 2023 – et plus encore sur les routes entre la Chine et l’Europe. Les attaques persistent (voir graphique 2) annulant durablement une grande partie du transit via le canal de Suez, remplacé par un transit via le cap de Bonne Espérance.
GRAPHIQUE 3 : PRIX DU FRET EN MOYENNE MONDIALE ET SUR LA ROUTE ENTRE CHINE ET MÉDITERRANÉE
Sources : Données Freightos (données archivées pour 2022 et publiées par Kiel Institute ensuite), nos calculs
La situation en mer Rouge ne s’est pas améliorée, avec une baisse significative de près de 75% du volume de marchandises circulant par le canal de Suez. Cependant, elle ne peut se détériorer davantage, car la circulation de navires est stable depuis janvier. Pour étudier plus en détail, nous avons regardé l’évolution du commerce entre couples de partenaires pour lesquels la mer Rouge est un lieu de passage (par exemple, France et Chine) pour les biens transportés par voie maritime2. Nous trouvons que le commerce a baissé temporairement de 10% dans les mois qui ont suivi. Cependant, ils ont rapidement retrouvé leur niveau d’avant-crise, 3 mois après les premières attaques de novembre 2023.
Les attaques en mer Rouge font partie du « new normal » leur fin signifierait un soudain choc d’offre qui pourrait faire baisser les prix et les ramener près de leur niveau initial. La crise libère aussi des capacités pour les transporteurs maritimes, qui dégagent des marges – le contournement a un coût opérationnel plus faible que l’augmentation du prix des routes – et il faut lui soustraire les frais de péage du canal de Suez. La crise a ainsi des conséquences macroéconomiques limitées, et profite au secteur du fret maritime, tout en représentant un risque à long terme : elle augmente la volatilité du cours du fret et des profits des grandes compagnies de transport.
CONSÉQUENCES GÉOPOLITIQUES
Comme mentionné ci-dessus, la situation géopolitique globale est marquée par une double dynamique stratégique concernant le transport maritime :
- d’une part une volonté affirmée, dans le cadre d’une compétition globale pour le moment limitée au cadre géoéconomique, entre la Chine et les États-Unis, d’établir de nouveaux systèmes d’approvisionnement fondés sur une proximité géopolitique supposée (like-minded). Cette approche qui donne lieu au concept de friendshoring présuppose ainsi la formation de nouveaux blocs géoéconomiques, au sein desquels les acteurs auraient une approche, sinon exclusive, du moins préférentielle. Or cette situation ne semble pas pour le moment parfaitement décantée. L’héritage des 30 dernières années laisse plutôt entrevoir une ouverture assez globale de la plupart des acteurs qui, sauf cas particuliers (Russie, Iran, etc.), ne souhaitent que très peu s’orienter de manière exclusive ou quasi-exclusive vers la Chine ou les États-Unis. La dynamique de friendshoring, si elle est bien réelle, demeure donc émergente et il importe d’en souligner la fragilité, du moins dans une approche qui serait maximaliste ;
- d’autre part, la montée en compétences et en capacités de la part d’acteurs non-étatiques ou paraétatiques, telle que manifestée par les Houthis depuis 2023, qui implique un accroissement des menaces contre les navires civils, voire les navires militaires. L’accès à des capacités plus ou moins sophistiquées (missiles antinavires et balistiques, attaques multidrones, etc.) induit une situation globale dans laquelle les acteurs de l’économie maritime peuvent se retrouver les victimes intentionnelles ou collatérales, d’actions conflictuelles indirectes. La dynamique de réarmement naval a ainsi des impacts sur l’ensemble des acteurs militaires ou militarisés, ce qui entraîne mécaniquement un besoin de sécurisation accru et de présence constante des forces militaires chargées de la sécurisation des voies commerciales.
À cet égard, il importe de considérer la place des marines et des forces armées dans cette nouvelle dynamique de sécurisation du commerce mondial.
RÔLE DES MARINES DANS LA SÉCURISATION DU COMMERCE MONDIAL
En l’état, l’hypothèse d’une « guerre au commerce » moderne qui se déroulerait dans le cadre d’un conflit interétatique majeur, ne prendrait sans doute pas la forme de la guerre de course telle que pratiquée dans les siècles passés. Ainsi la mondialisation ayant ouvert de manière assez large la possibilité d’immatriculer des navires dans de nombreux États, l’importante circulation des travailleurs de la mer et la modification profonde du concept de ligne de commerce maritime – avec des navires à la destination mouvante ou disposant d’un circuit chargement/déchargement sur de multiples pays – a créé une dynamique jusque-là inédite. Pour porter atteinte aux intérêts économiques d’un État, il ne suffit plus de s’en prendre aux navires battant pavillon de celui-ci ou appartenant à des entreprises dont le siège y est basé. Le récent conflit en mer Rouge a d’ailleurs confirmé cette situation où les intérêts multiples pour les navires de commerce se révèlent inextricables, avec un ciblage réalisé par les Houthis sur la base de l’apport d’un navire ou de sa cargaison au bénéfice d’Israël, sans véritable capacité à discriminer finement ce qui pourrait se révéler dommageable de manière forte.
Néanmoins, cette plasticité du concept de fret maritime – vrac, hydrocarbures ou conteneurs – se combine avec une réalité économique là aussi nouvelle, liée au développement exponentiel des infrastructures en mer ou dans la zone littorale. Ainsi, outre les terminaux portuaires et les câbles de télécommunications déjà bien connus, se sont multipliés ces dernières années les exploitations d’hydrocarbures, les installations de production électrique renouvelable (éoliennes offshore) ainsi que les câbles de transmission électriques, les pipelines sous-marins ainsi que, de manière plus récente, les datacenters immergés. Ces infrastructures constituent des vulnérabilités importantes pour les États qui en sont dépendants et induisent un besoin de veille et de sécurisation pour lesquels les acteurs étatiques, au premier rang desquels les marines, pourraient être sollicités.
À une logique historique de protection des flux et des mobiles, s’ajoute une nouvelle dynamique de protection des stocks et des infrastructures. À cet égard, les marines de guerre se retrouvent dans la nécessité de protéger de manière large les flux commerciaux, en opérant une discrimination relativement faible et en mutualisant le plus souvent la protection de certaines lignes parmi les plus exposées. Cette mutualisation peut également se retrouver dans la nécessité de protéger de manière plus directe les infrastructures en mer, l’agression contre les gazoducs Nord Stream et Nord Stream 2 à l’automne 2022 ayant démontré que le milieu n’offrait pas, par lui-même, une protection suffisante. La différence fondamentale de nature entre les flux et les infrastructures, induit un besoin d’évolution des marines, dans leurs doctrines, formats et capacités.
La question de la coopération entre alliés ou partenaires like-minded, se révèle donc fondamentale et nécessite la mise en place d’outils et de capacités essentielles, notamment au niveau de l’échange d’informations en temps réel (Maritime Domain Awareness), de coopération dans les moyens d’intervention et de systèmes de gestion des opérations (Command & Control) depuis l’espace, jusqu’aux fonds marins.
1. La méthodologie et les données sont décrites dans Carluccio et al (2024), Bloc-notes de la Banque de France, à paraître.
2. Il s’agit de résultats d’une étude pas encore publiée. Une comparaison est faite du taux de croissance des échanges par biens en fonction des couples de pays et des biens, en tenant compte des dynamiques spécifiques à chaque pays et chaque secteur.
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