L'influence de l'économie maritime sur la puissance navale, repenser Mahan au 21e siècle - l'analyse de Nicolas Mazzucchi

Direction : CESM / Publié le : 06 février 2025

Lors de la Conférence navale de Paris 2025 qui s'est tenue le 4 février à l'IFRI, 3 experts, Elisabeth Braw de l'Atlantic Council, le Dr. Nick Childs de l'International Institute for Strategic Studies (IISS) et le Dr. Nicolas Mazzucchi, directeur de recherche au CESM, ont débattu de l'influence de l'économie maritime sur la puissance navale à l'aune des tensions du XXIe siècle.

Le Dr Mazzucchi a évoqué 5 points essentiels. 

photo CNP 2025.JPG © IFRI

1. Le passage d’un ordre fondé sur la compétition à une analyse des chaînes de valeur

L’ère de la mondialisation heureuse a été dominée par une logique d’accessibilité financière ("affordability"), où la quête du "moins cher" a favorisé les pays capables de produire à moindre coût, notamment en Asie. Cela a particulièrement touché l’industrie de la construction navale, en offrant notamment à la Chine une position dominante, et la reconquête d’une souveraineté industrielle occidentale ne pourra pas se faire simplement en investissant massivement pendant quelques années, sans avoir de vision sur le long terme.

Il est donc nécessaire de comprendre les dépendances stratégiques et de ne pas se focaliser uniquement sur des segments de la chaîne de valeur, mais bien sur l’ensemble de la chaîne de valeur stratégique, afin de déterminer où sont les réels points centraux de celle-ci.

Pour rappel, la chaîne de valeur est l’ensemble des étapes nécessaires à la conception, la production et la distribution d’un bien ou d’un service, où chaque maillon contribue à créer un avantage stratégique et à optimiser la performance globale.

Exemple clé : les semi-conducteurs

Tout le monde parle de la domination taïwanaise sur les semi-conducteurs de moins de 7 nm. Mais peu de personnes s’interrogent sur la matière première :

  • Le silicium : 90 % de la production mondiale provient de Chine.
  • Le gallium : 95 % de la production est chinoise.

Cela signifie que même si Taïwan produit les puces, la Chine détient un levier stratégique sur leur fabrication.


 

2. Le marché du gaz : une dépendance asiatique pour l’Europe

Nicolas Mazzucchi a également abordé la question des approvisionnements en GNL (gaz naturel liquéfié). Contrairement à une idée reçue, la problématique cardinale pour l’Europe ne réside ni dans la production ni dans la consommation, mais dans la construction des méthaniers.

Plus de 95 % des méthaniers mondiaux sont construits en Asie :

  • 1er : Corée du Sud
  • 2e : Chine
  • 3e : Japon

Cela signifie que la sécurité énergétique de l’Europe dépend largement d’un enjeu nord-asiatique, bien avant d’être un problème atlantique ou moyen-oriental.


 

3. Repenser Mahan : entre ordre globalisé et retour du réalisme westphalien

La réflexion du panel portait sur la pertinence des idées d’Alfred Mahan, penseur stratégique du XIXe siècle sur la puissance maritime, écrivant à une époque marquée par les relations interétatiques de type westphalien, avec une vision que l’on qualifierait de « réaliste » sur le plan des relations internationales.

Or, après la Guerre froide, c'est dans un ordre libéral post-westphalien que les grandes puissances ont utilisé les normes et les standards internationaux pour influencer le jeu mondial.

Aujourd’hui, Nicolas Mazzucchi rappelle qu'on assiste à une coexistence paradoxale :

  • D’un côté, l’ordre international persiste, où les puissances continuent d’influencer les règles globales, même si cet ordre est de plus en plus contesté.
  • De l’autre, un retour du réalisme Westphalien se manifeste, où les États placent leur intérêt national au cœur de leur diplomatie quitte à distordre de plus en plus les cadres d’action multilatéraux.

Nous ne sommes donc ni totalement dans un ordre Westphalien, ni totalement dans un ordre libéral globalisé, mais dans un espace intermédiaire où les deux logiques coexistent et où Mahan trouve une interprétation particulière, avec des fondements stratégiques qui demeurent pertinents à condition de les adapter.


 

4. Le "piège de Lépante" : un défi pour la construction navale militaire

Nicolas Mazzucchi fait un parallèle historique avec la bataille de Lépante (1571), où la victoire navale chrétienne contre l’Empire ottoman ne s’était pas traduite par un avantage stratégique durable, grâce à la capacité des chantiers navals ottomans de reconstruire une flotte en quelques mois.

  • L’enjeu n’est donc pas de remporter une bataille navale, mais de s’assurer d’une capacité à régénérer la flotte, les équipages et l’industrie navale après un conflit.
  • Winston Churchill, en 1912, affirmait déjà que gagner une bataille navale ne suffit pas : il faut être capable de reconstruire ses forces.
  • Aujourd’hui, les puissances occidentales sont en retard sur ce point, notamment face aux compétiteurs stratégiques.

Il alerte donc sur le risque du "piège de Lépante", où l’Occident pourrait gagner une confrontation navale initiale, mais ne pas être en mesure de tenir dans la durée faute de capacités industrielles suffisantes.


 

5. Penser en profondeur la souveraineté navale

Nicolas Mazzucchi appelle à une analyse plus fine des chaînes de valeur stratégiques pour mieux comprendre les dépendances occidentales. L’industrie navale n’est qu’un maillon parmi d’autres, et la question de la souveraineté doit être abordée de manière plus globale, avec une vision à long terme.

Points clés à retenir :

  • L’importance des matières premières dans les chaînes de valeur technologiques.
  • La sécurité énergétique de l’Europe dépend de la construction navale asiatique.
  • Nous sommes dans un moment paradoxal entre mondialisation et retour des États-nations.
  • L’Occident doit éviter le "piège de Lépante" en renforçant sa capacité à reconstruire sa flotte.

 


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