Interview croisée

Général d’armée Stéphane Mille

Chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace (CEMAAE)

Amiral Pierre Vandier

Chef d’état-major de la Marine (CEMM)

Le général d’armée Stéphane Mille et l’amiral Pierre Vandier partagent leur vision des défis que nos armées doivent se préparer à affronter, ensemble.

Rencontre général d'armée Mille et amiral Vandier © Marine nationale

Cols bleus : Quelles sont les activités qui rassemblent l’armée de l’Air et de l’Espace (AAE) et la Marine nationale (MN) ?

CEMM : Les premiers lieux d’interactions étroites entre nos armées sont nos écoles de formation. Les sous-officiers de l’AAE et les officiers mariniers des spécialités de l’aéronautique navale apprennent leur métier ensemble à Rochefort. Les pilotes d’avion, qu’ils soient marins ou aviateurs, sont formés à Salon, puis certains poursuivent en promotion à Cognac, à Avord ou à Saint-Dizier.

Les plongeurs de la MN et de l’AAE constituent des palanquées mixtes à l’École de plongée de Saint-Mandrier. Nos atomiciens respectifs sont également assis sur les mêmes bancs à l’école atomique de Cherbourg. Enfin, les commandos parachutistes de l’air et les commandos Marine, comme certains pilotes de l’aéronautique navale et de l’AAE, reçoivent ensemble leur certificat de contrôleur aérien avancé au CFAA1 de Nancy.

Par ailleurs, l’utilisation de capacités communes comme le Rafale nous rassemble. Dans ce cadre, l’AAE et la MN participent au comité d’orientation de l’aviation de chasse afin d’étudier de concert les perspectives en matière d’entraînement de nos forces, de formation du personnel et de réflexions capacitaires.

CEMAAE : Nous préparons aussi nos forces à s’engager ensemble en opérations. Cela a été le cas lors de l’exercice VOLFA organisé par l’AAE, qui avait pour objet de conduire une mission d’ouverture de théâtre dans un cadre réaliste, et de démontrer notre capacité à agir conjointement dans des opérations de haute intensité. L’intégration régulière de la Force d’action navale nucléaire (FANU) à l’exercice Poker des Forces aériennes stratégiques (FAS) permet également de renforcer la crédibilité globale de la dissuasion. Lors de l’exercice Polaris 21, lancé par la Marine en novembre, nos forces ont participé ensemble à une grande manœuvre multimilieux et multichamps.

Cette préparation opérationnelle permet d’optimiser l’emploi coordonné de nos moyens, comme cela a été le cas dans tous les engagements opérationnels récents : les bâtiments de combat, les forces spéciales, les aéronefs de la MN et de l’AAE ont combattu et combattent ensemble, en Afghanistan comme en Libye, au Sahel comme au Levant.

C’est vrai également en outre-mer : le Commandant des forces armées en Polynésie a pris le contrôle opérationnel (OPCON) des moyens déployés dans la mission de projection de puissance Heifara jusqu’en Indopacifique, et l’AWACS de l’AAE participe régulièrement à la lutte contre le narcotrafic aux Antilles.

C. B. : Quel est impact de l’évolution stratégique sur la préparation de l’avenir ?

CEMAAE : L’évolution du contexte stratégique nous impose de produire des effets décisifs pour continuer de garantir la liberté d’action des forces par la maîtrise des espaces aériens de plus en plus contestés. Nous devons donc poursuivre la modernisation de nos armées, en « prolongeant l’élan en cours pour nous préparer aux combats de demain ». Pour l’AAE, l’effort initié par la Loi de programmation militaire (LPM) sur les équipements et les ressources humaines doit être prolongé, pour bénéficier de capacités polyvalentes nous permettant d’assurer la posture de dissuasion aéroportée et d’agir, de la compétition jusqu’à l’affrontement, sur un vaste spectre d’effets militaires.

À cet effet, les travaux portant sur le SCAF2, dans lesquels la Marine est pleinement intégrée, sont structurants pour nos deux armées. Nous œuvrons au renforcement de la compatibilité de nos systèmes de commandement et de conduite des opérations.

Dans le domaine spatial, au-delà de la modernisation de nos capacités d’appui aux opérations, nous devrons être capables de connaître la situation spatiale d’intérêt défense et de nous doter de capacités d’action dans l’espace. Enfin, il nous faudra investir les nouvelles opportunités offertes par les technologies de rupture déjà accessibles : les constellations, les lancements réactifs, les lasers.

CEMM : Le renouveau de la conflictualité est marqué par la bataille des espaces communs. Mer, espace et cyberespace sont les théâtres d’une compétition féroce, souvent peu visible. La faiblesse du droit y est une force pour les perturbateurs de l’ordre établi, comme la capacité de s’y dissimuler, qui leur permet de conduire des actions offensives difficilement attribuables. La mer est au carrefour de ces trois milieux. D’une part, nos forces sont de plus en plus consommatrices de données et réseaux numériques, et d’autre part, les fonds marins accueillent les câbles qui acheminent plus de 95 % des données mondiales. Par ailleurs, elles utilisent le milieu spatial de multiples façons : pour communiquer, observer, se localiser et faire transiter les missiles balistiques.

Nos efforts capacitaires sont orientés par l’objectif de gagner cette bataille des espaces communs. Il s’agit de doter nos bâtiments d’une capacité de se soustraire à la vue des satellites, d’accélérer le tempo capacitaire pour améliorer nos navires de façon incrémentale et continue alors qu’ils étaient rénovés tous les quinze ans, de conquérir des moyens de surveillance et d’action sur les fonds marins, d’accélérer la dronisation de notre marine au-dessus de la surface, sur et sous l’eau.

C. B. : À ce sujet, quelle sera la place de l’être humain dans la guerre de demain ?

CEMM : Quel que soit le rôle que joueront les systèmes d’armes automatiques dans un avenir impossible à prédire, il est vraisemblable que l’être humain y aura toujours toute sa place. Nous devons le préparer au mieux, individuellement et collectivement.

Plusieurs défis nous font face. Le premier est celui de l’acquisition de compétences nouvelles, à mesure que la technologie évolue. Il faut créer des métiers, des formations, des parcours professionnels. Le deuxième est celui de la force morale, dans un contexte où un affrontement direct en mer redevient une hypothèse de travail. Le dernier est celui du commandement à l’ère numérique qui, du fait de la réduction des temps de réaction, nécessitera une plus grande subsidiarité. L’écart entre le succès et l’échec se compte en millisecondes.

L’issue des combats menés sur, sous et au-dessus de la mer, sera demain, comme elle l’est aujourd’hui, déterminée par la qualité des hommes et des femmes qui les conduiront. Nous devons continuer de susciter l’expression de leurs multiples talents, parfois ignorés, et de construire, dès leur arrivée dans la Marine, l’esprit d’équipage. Forgé par la conscience de leur destinée commune, à bord et au sein d’une large manœuvre interarmées, c’est cet esprit qui sera le moteur de la victoire.

CEMAAE : Nous avons besoin de femmes et d’hommes agiles, innovants et réactifs, car c’est à partir des bases aériennes que nos personnels basculent, régulièrement et sous faible préavis, d’une mission d’entraînement à une mission opérationnelle, voire à une mission de guerre. Cela requiert de la part des aviateurs une forte capacité d’adaptation !

Demain, l’intégration d’intelligence artificielle dans la conception du système de commandement optimisera la distribution de l’information au sein du réseau, et accélérera la boucle de décision et d’engagement. Dans un environnement toujours plus complexe, cela aidera l’aviateur à prendre les décisions les plus adaptées. Ma conviction profonde est que l’être humain restera toujours au cœur du processus décisionnel.

Enfin, l’état d’esprit et les forces morales sont au cœur de l’efficacité de l’armée de l’Air et de l’Espace : il est donc de mon devoir de m’assurer que les conditions dans lesquelles le personnel réalise sa mission sont adaptées.

Propos recueillis par La RÉDACTION

 

1. Centre de formation à l’appui aérien.

2. Système de combat aérien futur.


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