« En vingt ans, la mer est devenue progressivement un objet politique » - Édouard Perrier

Administrateur en chef de première classe des affaires maritimes Auditeur de la session nationale de l’IHEDN 2021-2022, au sein de la majeure « Enjeux et stratégies maritimes »

« En vingt ans, la mer est devenue progressivement un objet politique » - Édouard Perrier © DR

L’AC1AM Édouard Perrier a une grande connaissance des enjeux maritimes, acquise au cours de sa carrière d’administrateur des affaires maritimes. Il est aujourd’hui directeur de l’École nationale de la sécurité et de l’administration de la mer (ENSAM), installée au Havre depuis septembre 2021.

 

COLS BLEUS : Pourquoi avoir choisi de suivre la formation « Enjeux et stratégies maritimes » de l’Institut des hautes études de Défense nationale ?

AC1AM ÉDOUARD PERRIER : Avant tout pour l’ouverture intellectuelle et humaine qu’offre cette formation qui regroupe des auditeurs de haut niveau, venant d’horizons différents mais tous tournés vers la mer. Cette ouverture sert également les intérêts supérieurs de la nation, a fortiori dans le contexte des tensions, crises et guerres que l’on connaît désormais sur le sol européen. Et à cet égard, la majeure « Enjeux et stratégies maritimes » de l’IHEDN contribue incontestablement à ouvrir les horizons de chacun tout en approfondissant d’autres points de vue. Elle donne aussi un supplément de sens à l’engagement professionnel quotidien. De plus, cette richesse et cette complémentarité s’expriment dans un cadre où la liberté d’expression est totale et garantie entre les auditeurs, et avec les intervenants. L’esprit d’équipage et le sens de l’humour sont requis. Le travail est réalisé dans une ambiance à la fois studieuse et détendue. La richesse des échanges entre auditeurs tient aussi au fait que l’on côtoie des personnes en situation de responsabilité, dans le public ou dans le privé, à titre personnel et/ou professionnel, comme des ingénieurs qui portent des projets complexes, des experts des relations internationales, des élus de la République ou des responsables syndicaux... Chaque auditeur a son type d’engagement et peut témoigner d’une authentique expérience. Cette densité humaine et cette concentration de talents, auprès de laquelle on se sent modeste, permettent des discussions très fécondes. Par ailleurs, il y a une approche interministérielle et intersectorielle très large du fait maritime et de la Défense qu’il faut préserver et mettre en valeur. Si je me place à mon niveau, les administrateurs des affaires maritimes sont des officiers de la Marine qui ont la chance de pouvoir traiter dans leur carrière de toutes les politiques publiques qui touchent à la mer. Ils sont « intégrateurs » des différents enjeux, et une vision transversale est en effet nécessaire pour planifier les usages en mer, pour coordonner efficacement les opérations de recherche et de sauvetage, pour accompagner le développement économique des filières dans le respect des équilibres des écosystèmes.

 

C. B. : Comment s’articule la scolarité ?

AC1AM E. P. : La scolarité est intense, car elle s’effectue sur une trentaine de jours par an, qu’il faut combiner avec nos exigences professionnelles et nos équilibres personnels. Très concrètement, il faut compter sur une disponibilité d’environ trois jours par mois pour les séquences à Paris ou sur les façades maritimes de l’Hexagone. Celles-ci sont complétées par des missions d’études à l’étranger. Les déplacements sur le terrain permettent des échanges avec les acteurs impliqués à tous les niveaux : tactique, opératif, stratégique et politique. Les intervenants et conférenciers sont des femmes et des hommes passionnés par leur métier et leur secteur. Tous illustrent parfaitement les enjeux abordés. Ainsi, les auditeurs ont à la fois accès aux plus hauts responsables civils et militaires, qui partagent volontiers une vision stratégique « sur le monde qui vient » aux soldats, marins et équipes sur le terrain, confrontés aux contingences opérationnelles. Outre ces conférences, les auditeurs travaillent également en petits groupes pour répondre à une commande thématique des plus hautes autorités publiques. La transversalité des approches et le décloisonnement des sujets apportent un intérêt déterminant à ces travaux. Les auditeurs réalisent une série d’interviews auprès d’un panel de personnalités très large et diversifié. Cette méthode prospective, qui me semble assez facilement transposable à tous les autres environnements professionnels, privés comme publics, permet d’échapper au diktat de l’immédiateté en posant une vision stratégique de long terme sur le sujet étudié.

C. B. : Comment les problématiques qui touchent de près la Marine nationale sont-elles abordées ?

AC1AM E. P. : Il est très intéressant de constater qu’en vingt ans, la mer est devenue progressivement un objet politique. La création récente d’un ministère de la Mer témoigne bien que l’océan est le nouvel enjeu : il relie tous les hommes et tous les États, permet les échanges de marchandises et de données, recèle les richesses minérales et biologiques de demain, assure des « services » environnementaux et climatiques cruciaux... C’est aussi le lieu de compétitions et de contestations farouches, le lieu des pires trafics. Les conférences suivies à l’IHEDN démontrent notamment que la Marine tient un rôle majeur pour servir nos ambitions et sauvegarder nos intérêts maritimes et ultramarins. Elles témoignent aussi que ce rôle doit s’inscrire en parfaite complémentarité avec celui des autres acteurs publics et privés qui y participent : la marine marchande pour la souveraineté logistique et économique, la flotte de pêche et l’aquaculture pour la souveraineté alimentaire, la recherche pour la souveraineté de la connaissance... Ce continuum maritime défense/sécurité/développement impose à chacun d’être expert dans son domaine, mais d’être ouvert aux contraintes des autres partenaires. À cet égard, la formation permet de prendre de la hauteur et de développer son assertivité envers les autres acteurs.

 

C. B. : Quelles analogies constatez-vous entre la société civile et l’univers de la Défense ?

AC1AM E. P. : Il y a des préoccupations partagées par tous : comment recruter et garder les talents, contourner les rigidités bureaucratiques, mieux respecter l’environnement en restant en croissance, être plus performant, plus résistant, plus habile, plus résilient... L’environnement des grandes entreprises est parfois similaire à celui des administrations. Un chef d’entreprise va développer une stratégie selon les mêmes axes qu’un chef militaire ou qu’un directeur des services de l’État. L’ingéniosité et l’audace des corsaires sont d’ailleurs plus répandues qu’il n’y paraît, et on s’instruit beaucoup des audaces des autres ! Mais, encore plus important, il y a une réelle communauté de vues, un partage de valeurs et d’objectifs qui démontrent une force morale et une réelle vigueur de la société civile aux côtés de la communauté maritime de défense.

 

C. B. : Comment concilier intérêts économiques privés et intérêts supérieurs de la France ?

AC1AM E. P. : Le développement économique est un intérêt supérieur de la France. Il suppose un cadre de sécurité pour l’exercice d’une loyale concurrence. La puissance publique doit garantir ce cadre dans un environnement chaotique et incertain. L’action de l’État soutient les entreprises françaises et protège leurs intérêts. Il y a une « base industrielle et technologique maritime » dont la symbiose avec les intérêts de la nation est à entretenir et à préserver. Un seul exemple, mais ils sont nombreux : le cadre social et fiscal français est adapté pour soutenir les entreprises maritimes exposées à la concurrence internationale et aux dumpings sociaux, environnementaux... En contrepartie, la création de valeur assurée par les entreprises françaises doit permettre à l’État de jouer pleinement son rôle. La France, doit continuer à montrer à travers ses politiques publiques maritimes qu’elle se pense et se vit comme une puissance maritime de rang mondial. Elle est présente sur tous les océans par ses outremers, ses flottes civiles et militaires, ses marins. Elle dispose d’atouts formidables, d’entreprises et de technologies de pointe, de ressources enviées. Il ne tient qu’à elle de fonder

sa puissance sur le potentiel de l’océan. 

 

PROPOS RECUEILLIS PAR LA RÉDACTION


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