La dissidence antillaise, récit de Géraud Létang

Peut-on résister, même loin de l’occupation allemande ? La question guide l’engagement des combattants antillais et guyanais de la Seconde Guerre mondiale

Auteur : Géraud Létang

Martiniquais et Guadeloupéens ont alors rejoint les rangs des Forces Françaises Libres. © JMJ International picture

Durant la Seconde Guerre mondiale, la Martinique et de la Guadeloupe se trouvent dans une situation géopolitique particulière, très différente de celle que peut connaître la France métropolitaine comme les autres territoires de l’Empire. Bien que les autorités locales aient mobilisé des hommes et des ressources à destination de la métropole dès septembre 1939, la défaite de juin 1940 est vécue à distance par les populations de ces îles. Dans une zone marquée par l’accroissement continu des circulations transatlantiques depuis le milieu du XIXe siècle, les Antilles françaises voient leurs liens économiques et politiques avec la métropole devenir brutalement ténus et erratiques. Devenues de facto des enclaves vichystes, elles voient leurs échanges avec les territoires voisins se tarir. Les British West Indies continuent en effet la lutte contre l’Axe et, après l’affrontement de Dakar les 24 et 25 septembre 1940, reçoivent l’ordre de ne plus traiter avec des territoires reconnaissant la légitimité du régime de Vichy. La Royal Navy met ainsi en place un blocus maritime autour des Antilles françaises.

 

De même, à la suite du départ de la famille royale et du gouvernement des Pays-Bas en exil au Royaume-Uni, les Antilles néerlandaises s’alignent sur la politique de fermeté du Commonwealth. La montée en puissance des forces navales de l’Axe dans la zone - en raison de la bataille de l’Atlantique – aboutit, par ailleurs, à rendre périlleux les échanges entre les Iles Britanniques et ces territoires antillais. C’est dans cet environnement de colonies isolées de leurs métropoles respectives dès l’automne 1940, que les Américains cherchent à accroître leur position dominante dans la sphère caraïbe, tout en affichant leur volonté de ne pas intervenir militairement dans le conflit contre l’Axe. Dans cette perspective, et jusqu’à leur entrée en guerre en décembre 1941, le Département d’État américain s’efforce de passer des accords avec les autorités locales, qu’elles soient favorables à Vichy, au Royaume-Uni ou qu’elles maintiennent leur neutralité.

Aucun soldat allemand n’est présent en Guadeloupe et en Martinique (aucune mention n’est d’ailleurs faite des Antilles dans le texte de la convention d’armistice du 22 juin 1940 et le devenir de ces territoires n’est que très peu évoqué à la commission de Wiesbaden). En exerçant une pleine souveraineté sur ces territoires, le gouvernement de Vichy peut mettre en place la Révolution nationale dans sa version coloniale et de sa propre initiative, sans aucune contrainte de l’occupant. Cependant, comme le souligne l’historien Eric Jennings, la situation de la Martinique et la Guadeloupe est profondément ambivalente du point de vue du nouveau régime. D’une part, ces îles constituent trois atouts pour le régime pétainiste: Vichy conserve son autorité sur des territoires coloniaux partout dans le monde, une partie de la flotte française mouille dans les ports antillais et une partie de l’or de la Banque de France est conservée à Fort-de-France. D’autre part, certains ministres à l’instar de Marcel Peyrouton, ancien administrateur colonial devenu ministre de l’Intérieur, voit les Antilles comme un « espace de relégation » où, du fait de l’isolement, il est possible d’envoyer ceux que le régime de Vichy juge indésirables sur le sol national (Juifs, Francs-maçons, opposants politiques, intellectuels et artistes jugés dangereux). Une liaison maritime entre Marseille et la Martinique est donc maintenue jusqu’en 1941, moyen déguisé de ne pas surcharger des camps d’opposants déjà surpeuplés. Faute d’avoir les moyens de rompre l’isolement des Antilles, le gouvernement de Vichy décide de donner une large autonomie aux chefs militaires locaux qu’il juge fidèles. Les officiers de marine profitent de cette nouvelle donne politico-militaire pour accroître leurs prérogatives. En devenant haut-commissaire pour la Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, l’amiral Georges Robert, déjà commandant en chef de l’Atlantique Ouest, reçoit également autorité sur l’ensemble des unités de l’armée de terre présentes. Georges Robert est surtout investi d’un rôle politique inédit puisque l’ensemble des administrations civiles est placé sous ses ordres ; ainsi, la responsabilité du maintien de l’ordre lui incombe et il a désormais le pouvoir de révoquer les élus locaux. Le nouveau haut-commissaire prend même des initiatives diplomatiques en signant un accord commercial avec les États-Unis (accords Robert-Greensdale du 6 août 1940) où des facilités d’approvisionnement sont accordées aux Antilles françaises en échange du maintien dans les ports des bâtiments de guerre.  

En nommant dans chacun des territoires antillais des officiers de marine cumulant pouvoirs civils et autorité militaire, l’amiral Robert bouleverse les structures coloniales. Les populations civiles, habituées à voir des marins ne faire en temps de paix que des escales d’une durée de trois jours aux Antilles, assistent à leur installation au pouvoir pendant trois ans. Peu au fait des différences locales et des structures sociétales guadeloupéennes comme martiniquaises, ces officiers ont des préjugés racistes sur les populations locales, qui sont immédiatement suspectées d’être déloyales envers le nouveau régime. La volonté d’imposer par la force les principes de la Révolution nationale ont comme conséquence une surveillance très étroite de la population et la mise en place d’une censure implacable. Certains officiers de marine voient partout la main d’« espions anglais » ou d’ « agents gaullistes ». Cette suspicion entraine une violente répression sur les civils pour des délits mineurs et des arrestations brutales. Celles-ci suscitent un certain nombre de peurs collectives se nourrissant de rumeurs diffusant l’idée d’un rétablissement de l’esclavage par le régime de Vichy. En outre, les opposants se font de plus en plus nombreux tant l’échec économique du proconsulat est patent. Les stocks de nourriture sont vides, les exportations sont en chute libre, l’accord avec les États-Unis s’avère impossible à être durablement maintenu, les autorités se montrant incapables de faire face à la famine qui s’instaure parmi les populations locales à partir de mars 1941.

Dans ce contexte de répression, « dissidence » est le terme générique utilisé par les autorités vichystes dans le cadre de la répression. Il regroupe cependant sous un nom générique des formes d’oppositions très différentes –et parfois très précoces - au régime de Vichy.

  • Dès le 1er juillet 1940, le conseil général de Guadeloupe emmené par l’avocat socialiste Paul Valentino défie l’amiral Robert en lui déniant toute autorité sur une disposition légale : une loi de 1872 transfère les pouvoirs aux conseils généraux au cas où une pression extérieure venait à être exercée sur l’Assemblée nationale ; Paul Valentino défend l’idée d’un ralliement au général de Gaulle. Le 21 juillet 1940, il est condamné et incarcéré sur l’île du Salut, en Guyane.
  • Les conseils généraux sont dissous le 27 octobre 1940 et les élections interdites. Les maires sont remplacés en Martinique par des notables choisis par les autorités pétainistes. Les tenants des contre-pouvoirs républicains, attachés à une citoyenneté liée au souvenir de l’abolition de l’esclavage en 1848, sont internés au Fort Napoléon aux Saintes, dépendance de la Guadeloupe. 
  • En dehors de la sphère politique, certaines actions symboliques d’opposition se multiplient en Guadeloupe comme en Martinique. Des anonymes préservent les symboles républicains et s’attaquent aux manifestations de la propagande pétainiste en les détruisant ou en les détournant. Les rencontres sportives sont parfois l’occasion de faire entendre des slogans hostiles à la Révolution Nationale. 
  • La revue Tropiques, berceau du courant artistique et littéraire de la « négritude » porté notamment par le martiniquais Aimé Césaire, sous prétexte de célébrer le folklore créole, s’emploie à contourner la censure pour adresser des consignes de désobéissance à l’égard du régime de Vichy.
  • Sous couvert d’exaltation des traditions locales, la célébration du « marronnage » (action pour un esclave de s’évader dans un lieu reculé afin de vivre en liberté loin de ses maîtres) devient très vite un motif récurrent de la culture populaire antillaise entre 1941 et 1943 (1).
  • Les militants syndicaux constituent dès décembre 1940 des cellules clandestines dont l’influence est d’autant plus grande que les privations et la dégradation des conditions de vie du fait du blocus entretient une forte colère sociale en Guadeloupe comme en Martinique (2).
  • L’escadre de l’amiral Robert voit de même le nombre de désertions augmenter considérablement tout au long de la période. Parallèlement, certains marins se font muter ou dégrader pour avoir contesté les ordres des officiers supérieurs les plus zélés à l’instar de l’amiral Rouyer (3).

 

(1) Eric Jennings, « La dissidence aux Antilles (1940-1943) », Vingtième Siècle revue d’histoire, n°68, octobre-décembre 2000, pp. 56-60.

(2) Eric Jennings, Escape from Vichy, op. cit., p.117.

(3) Jean-Baptiste Bruneau, La Marine de Vichy aux Antilles, op. cit., pp.94-95.

La conjugaison de ces facteurs aboutit à favoriser des départs clandestins massifs vers les îles britanniques les plus proches. Ce sont entre 4 000 et 5 000 Antillais qui, entre août 1940 et juillet 1943, quittent illégalement la Guadeloupe pour la Dominique et la Martinique pour Sainte-Lucie, ces deux destinations alors possessions de la Couronne. La forte proportion des jeunes Martiniquais et Guadeloupéens dans les rangs de ces exilés inquiète les planteurs comme les autorités de Vichy qui voient ainsi la moitié d’une classe d’âge quitter les Antilles françaises (4). Conscient qu’apparaît ainsi un réservoir potentiel de recrues pour la France combattante, le général de Gaulle délègue sur place dès janvier 1942 le colonel Jean Massip. 2 000 d’entre eux rejoindront les rangs des Forces Françaises Libres. S’ils sont tous originaires de Martinique ou de Guadeloupe, il reste impossible de distinguer parmi eux noirs, métis, créoles ou métropolitains de passage.

Malgré ce flou, l’historien Jean-François Muracciole souligne que « cela signifie qu’un adulte masculin antillais sur 100 s’est engagé dans les FFL : ce taux est quatre fois supérieur à la moyenne nationale ». A partir de novembre 1942, ces volontaires sont envoyés à la Nouvelle-Orléans (Louisiane – États-Unis) puis au camp de Fort Dix (New Jersey – États-Unis) où les rejoignent des cadres recrutés parmi des expatriés français aux États-Unis (5)

(4) Jean-Baptiste Bruneau, La Marine de Vichy aux Antilles, op. cit., pp.94-95.

(5) Raymond Proust, « Les antillais dans la France libre », Revue de la France Libre, n° 242, 1er trimestre 1983. (disponible en ligne : http://www.france-libre.net/antillais-fl/ , page consultée le 11 septembre 2020.

 

Le commandant Henri Tourtet, à la tête du soulèvement au camp de Balata. © Archives territoriales de Martinique

Depuis Brazzaville, capitale de l’Afrique Française libre, le gouverneur Félix Eboué, tente d’activer secrètement les contacts qu’il a gardés en Martinique et en Guadeloupe pour que les résistants locaux se préparent à organiser le basculement pacifique de ces deux territoires . Celui-ci interviendra en 1943, à la suite du refus de soldats et de marins de continuer à servir Vichy et de rester cantonné à des tâches de maintien de l’ordre. L’entêtement de l’amiral Robert à continuer à servir Vichy après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 et le basculement de l’Afrique française toute entière aux côtés des Alliés entament à la fois son autorité militaire et sa légitimité politique auprès de ses hommes.

(6) Arlette Capdepuy, « Félix Eboué 1884-1944 : mythe et réalités coloniales », Thèse de doctorat en histoire sous la direction de Bernard Lachaise, Bordeaux, Université Michel de Montaigne, 2013, pp. 236-237.

Les premiers actes de rébellion ont lieu en Guadeloupe au printemps 1943. Ils aboutissent, en l’espace de quelques semaines au ralliement à la France libre :

  • le 23 avril 1943, une manifestation pacifique a lieu à Pointe-à-Pitre sans intervention de l’armée, 
  • le 24 juin 1943, le mouvement prend une ampleur supplémentaire en Martinique : l’équipage de la Jeanne d’Arc se mutine alors même qu’une manifestation populaire se déroule dans Fort-de-France sous l’impulsion du dernier maire républicain de Fort-de-, Victor Sévère, aux cris de « Vive la France, vive de Gaulle !», Les arrestations des manifestants sont nombreuses et arbitraires. 
  • Le 29 juin 1943, à l’appel du Comité gaulliste, des dizaines de milliers de Martiniquais descendent dans la rue. Pendant ce temps, les 220 soldats de la 3e compagnie du régiment de Tirailleurs, se retranche dans le camp de Balata (Martinique) et se mutine sous l’impulsion du commandant Henri Tourtet.
  • le 30 juin 1943, l’amiral Robert, retranché à bord du croiseur Emile Bertin, cède aux émissaires américains qui lui ordonnent de se retirer et part en exil à Porto Rico. 
  • le 14 juillet 1943, les Antilles sont officiellement ralliées au général de Gaulle  suite à l’arrivée en Martinique du délégué du Comité français de Libération nationale (CFLN), Henri Hoppenot (1891-1977) au terme d’une tension diplomatique avec les Etats-Unis. 

(7) Jean-Baptiste Bruneau, La Marine de Vichy aux Antilles, op. cit., p. 112.

(8) Eric Jennings, « Antilles », in François Broche, Georges Caïtucoli et Jean-François Muracciole (dir.), Dictionnaire de la France Libre, Paris, Robert Laffont, 2010, p.59.

À compter de cette date et jusqu’en juin 1944, 4 500 à 5 000 Antillais supplémentaires s’engagent et sont envoyés à Fort Dix. Le 1er bataillon de marche des Antilles (BMA) peut ainsi être constitué et envoyé en Afrique du Nord où, intégré à la 1re Division Française Libre (1re DFL), il devient le 21e groupe antillais de DCA. Quatre autres BMA seront créées, notamment le BMA qui s’illustre dans les combats pour réduire la poche de Royan entre janvier et avril 1945. 

Le terme « dissidence » qui s’est imposé pour qualifier les Antillais qui se sont battus contre le régime de Vichy est le produit d’un manquement des pouvoirs publics de la Libération et d’une crainte des partis indépendantistes au moment où la départementalisation se met en place. Souvent oubliés sur les monuments, les dissidents de Guadeloupe et de Martinique sont englués dans des démarches sans fin puisque l’administration hésite à trancher si les dissidents de Guadeloupe et de Martinique relèvent de la « résistance intérieure» ou de la « lutte extérieure ». A partir des années 1980, toute une série d’initiatives artistiques, mémorielles et universitaires permettent un renversement des mots. Le terme « dissident » n’est plus lié nà la féroce répression de Vichy qui l’a engendré ni à la marque d’infériorité par rapport à la Résistance métropolitaine qu’il est devenu dans l’après-guerre. Il désigne désormais les spécificités du combat mené pour la liberté en Martinique et en Guadeloupe entre 1940 et 1945. 

Pour aller plus loin :

  • BRUNEAU Jean-Baptiste. La Marine de Vichy aux Antilles ; juin 1940-juillet 1943, Paris, les Indes Savantes, 2014.

     
  • COSTAGLIOLA Bernard. La Marine de Vichy. Blocus et collaboration, juin 1940-novembre 1942, Paris, Tallandier, 2009. 

     
  • JENNINGS Eric. Les bateaux de l’espoir. Vichy, les réfugiés et la filière martiniquaise. Paris, CNRS Editions, 2020.

     
  • MARY Sylvain. Décoloniser les Antilles ? Une histoire de l’Etat post-colonial. Paris, Sorbonne Université Presse, 2021.

     
  • MURACCIOLE Jean-François. Les Français Libres. L’autre résistance, Paris, Tallandier, 2009

     
  • TOUREILLE Julien. « La dissidence dans les Antilles françaises : une mémoire à préserver (1945-2011) », Revue historique des armées [En ligne], n° 270, 2013. 

     

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