Désinformation : comment la détecter et y répondre par l’action collective

Direction : ACADEM / Publié le : 06 juin 2024

Organisé le 3 juin par l’état-major des armées et l’ACADEM, le colloque « La défense nationale à l’heure de la désinformation » a permis d’explorer ce phénomène en pleine expansion et d’évoquer des pistes pour le contrer, à travers des interventions de haute tenue.

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Organisé par l’état-major des armées et l’Académie de défense de l’École militaire, le colloque « La défense nationale à l’heure de la désinformation » a fait salle comble, lundi 3 juin, dans l’amphithéâtre Foch de l’École militaire, à Paris.

Président de l’ACADEM, le général de corps d’armée Benoît Durieux a d’abord rappelé dans son allocution d’ouverture que « la désinformation est aussi ancienne que la cité » : « À titre d’exemple, l’École militaire a été créée après la guerre de succession d’Autriche (1740-1748), qui a vu les rumeurs mais aussi les entreprises de désinformation savamment entretenues et multipliées durant cette petite dizaine d’années. La création d’ACADEM survient lorsque la désinformation fait à nouveau rage. »



Le général a ensuite affirmé une nécessité qui sera partagée par la plupart des intervenants du colloque : « Il faut se former car la désinformation rime avec « sous formation » et donc avec « déformation ». » Autre nécessité selon lui : « Lutter contre le relativisme, car toutes les opinions ne

se valent pas. »

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En introduction du colloque, Laurent Cordonier, docteur en sciences sociales et chercheur à la Fondation Descartes, a livré quelques éléments d’analyse sociologique. Il a notamment souligné qu’« un individu bien informé sera plus résilient à une fake news qu'un individu biaisé », théorie vérifiée au moment du COVID : « Les individus possédant des connaissances en biologie et particulièrement sur les vaccins étaient moins perméables aux théories complotistes ».

Mais ces connaissances peuvent aussi se révéler comme une faiblesse en enfermant « l'individu dans l'erreur lorsque le stock large de connaissances est biaisé. Pour contrer cela, une éducation de qualité dans la démocratie est primordiale ».

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Le colloque est ensuite entré dans le vif du sujet avec la première table ronde, « Comprendre : un enjeu cognitif majeur ». Sa modératrice, la journaliste Samira El Gadir, responsable du service de factchecking « Les vérificateurs » de TF1-LCI, a rappelé qu’« une fake news se répand six fois plus vite qu’une info vérifiée ».



Christine Dugoin-Clément, chercheuse au centre de recherche de l’École des officiers de la Gendarmerie nationale (CREOGN), a proposé une approche géopolitique, stratégique et militaire : « L’émergence des nouvelles technologies a mené à une démultiplication de la désinformation, à une contraction du temps et de la géographie et à une capacité de résonnance beaucoup plus importante », constate-t-elle. Dernièrement, « on a pu observer une restructuration de différents services chez les Russes, avec notamment un pôle gérant l’Ukraine et un autre touchant les pays tiers afin de développer leur capacité d’influence ».

Mentionnant l’opération Doppelganger (ou RRN) de 2023, qui visait notamment « à diviser les pays de l’UE en brisant la confiance entre eux », elle relève que « toutes les prises de décision sont aujourd’hui beaucoup plus complexes ».

Professeur agrégé d’histoire à l’Institut d’études politiques de Paris, David Colon a débuté son propos en évoquant Iouri Andropov, parvenu à la tête de l’URSS au début des années 1980 après avoir dirigé le KGB pendant 15 ans : « Maître à penser de Vladimir Poutine, il utilisait l’expression de « virus médiatique », reprise depuis à grande échelle par le Kremlin ». Lui aussi constate un basculement avec l’ère numérique : « C’est venu donner vie à la possibilité théorique de la création de virus psychologique. » Revenant sur l’insurrection au Capitole des États-Unis en 2021, il évoque des études ayant montré que « 85% de ceux qui sont passés à l’acte ont été radicalisés en ligne, parfois en quelques jours ». Quant aux adeptes de la théorie complotiste QAnon ayant pénétré dans le siège du pouvoir législatif américain, « 68% présentaient des troubles mentaux ».



L’historien remarque donc l’émergence d’un « nouveau type de conspirationnisme lié non au milieu social, aux opinions politiques ou religieuses, mais à des profils ayant trois traits de caractère communs : le narcissisme, le machiavélisme, et une psychopathie de type 1 ou 2 ».

Émile Perez, directeur de la sécurité et de l'intelligence économique du groupe EDF, souligne qu’« en termes de menace pour les entreprises, le panorama ne se limite pas à la Russie, la guerre économique est permanente ». Elles peuvent être ciblées par un État, mais plus généralement par des entreprises concurrentes, étrangères ou françaises. « Les buts peuvent être différents en fonction des acteurs en face de nous, mais c’est souvent de gagner des parts de marché, de racheter plus facilement une entreprise française, de prendre son contrôle, de déstabiliser son activité (jouer sur image, sa réputation, sa clientèle, démoraliser ses propres effectifs). »



Selon le dirigeant du groupe public, « l’ensemble du panorama des menaces est global, mais l’expression de cette menace tombe toujours quelque part au niveau local. Cette menace globale doit donc entraîner des postures locales au niveau de la sécurité. Notre agilité à y faire face nous permettra d’éviter d’être déstabilisés. » Émile Perez souligne aussi l’importance de se protéger face aux nouvelles possibilités de désinformation offertes par l’intelligence artificielle : « On doit dégager des parades opérationnelles, mais les entreprises ne sont pas toutes équipées de la même manière. Les PME travaillant avec de grands groupes peuvent constituer des cibles faciles. Le problème est qu’aujourd’hui tout ce qui est cyber est très mal maîtrisé. Dans ce domaine, on dit que le premier vecteur de fragilité est la personne qui se trouve entre le clavier et le fauteuil. »

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Le colloque s’est ensuite poursuivi avec la deuxième table ronde : « Agir – développer la résilience cognitive nationale ». Sa modératrice Elsa Guiol, journaliste, réalisatrice et rédactrice en chef de la série documentaire « La Fabrique du mensonge » (France 5), a d’abord donné la parole à Marc-Antoine Brillant, chef du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (VIGINUM). Constatant que « les réseaux sociaux et plateformes en ligne deviennent le lieu de la fabrique de l’opinion », il relève « trois tendances :

  • Une menace très diversifiée, qui touche tous les champs du débat public, avec la possibilité d’instrumentaliser très rapidement des faits d’actualité : punaises de lit, mains rouges, étoiles de David ;
  • Une sophistication des modes opératoires : historiquement, on avait des bots et des trolls , aujourd’hui c’est toujours valable mais on a un usage croissant de l’IA générative, ou du typosquatting comme dans l’opération Doppelganger ;
  • Un recours accru à l’intermédiation : sous-traitants, prestataires, sociétés privées. » 

À quelques jours des élections européennes, il constatait des stratégies spécifiques : « Dénigrer ou promouvoir tel candidat, dénigrer le processus électoral et les institutions chargées de le réaliser, instrumentaliser le débat autour de thématiques clivantes (violences policières, immigration…), et dénigrer les médias traditionnels ou officiels pour entraîner leur audience vers des portails « alternatifs ». » 

« La Russie, l’Azerbaïdjan sont très actifs dans ce domaine », ajoute le directeur de l’agence gouvernementale. « La frontière est très mince entre une opinion et une information manipulée », constate-t-il aussi. « Ce qui pour nous est une force, comme la liberté d’expression, pour eux est une vulnérabilité à exploiter. » 

Le général de brigade Pascal Ianni, chef de la cellule « Anticipation stratégique et orientations » de l’état-major des armées, observe pour ces dernières une « menace omniprésente, omnidirectionnelle et agressive » en termes de désinformation. « Il y a une désinhibition dans le champ de l’information tout simplement parce qu’il est immatériel. »

« La difficulté que nous avons », poursuit l’officier, « c’est de trouver de la cohérence dans tout ce qu’on voit, trouver la grande stratégie derrière tout ça. On commence à y arriver. » Il préconise de « faire par effet miroir, dans le respect des règles démocratiques, ce que font nos adversaires ». Pour lui, c’est très clair : « Il faut avoir une posture résolument offensive. Ce n’est pas seulement le problème des armées françaises, c’est celui de la société française dans son ensemble. Nous ne sommes pas assez offensifs. Il faut prendre des risques, et peut-être parfois prendre un risque réputationnel. »

Le général conseille une stratégie « en quatre points : 

  • Occuper l’espace informationnel : produire en masse avec une stratégie de temps long ; 
  • être beaucoup plus réactif
  • être créatif, faire ce à quoi les auditoires seront sensibles, dans les langues locales
  • l’adaptabilité  : sans arrêt, s’adapter, notamment à l’IA générative. »

Le général Ianni avertit : « Si l’on n’y prend pas garde, dans quelques mois, quelques années, on sera submergé. » En gardant cette question à l’esprit : « On peut répondre à toutes les attaques, mais faut-il le faire ? Parfois, le chien aboie et la caravane passe. C’est aussi un des objectifs de nos adversaires : nous saturer avec des bêtises. »  

Camille Salinesi, vice-président chargé des relations internationales de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, relève que l’IA générative permet désormais « des campagnes de désinformation personnalisées et développées à très grande échelle ». Selon lui, « le deepfake est particulièrement inquiétant ; avec les IA génératives, on peut en générer des centaines et des milliers tout en étant totalement incompétent techniquement. Nous sommes particulièrement fragiles vis-à-vis de ces faux. »

La riposte dans son domaine professionnel est un combat intellectuel : « Dans l’université, on mène la guerre du discernement, avec deux armes : l’enseignement et la recherche », propos faisant écho à ceux du général Durieux concernant le travail des organismes membres de l’ACADEM.

L’universitaire souligne que « tous les médias peuvent être utilisés en matière de désinformation : dessins animés, rap, cinéma… Et tous peuvent être étudiés par les chercheurs. » Il en appelle donc à « la résilience, cette capacité individuelle à ne pas être victime de la désinformation ». Et s’interroge : « Pourrait-il exister une désinformation éthique, qui serait une forme d'influence acceptable, voire souhaitable ? » 

Président et co-fondateur du groupe Antidox, Xavier Desmaison commence son intervention par « une bonne nouvelle » : « Un véritable travail et des efforts sont faits depuis quelques années et relativisent l'impact de la désinformation. Même si, comme mentionné auparavant, cet impact est difficile à mesurer, on peut dire que les efforts ont permis une mitigation des effets. Malgré cela, la mauvaise nouvelle est que, contrairement au principe de Clausewitz, dans la sphère numérique, l'attaque semble primer sur la défense. La posture défensive est donc bel et bien insuffisante, car il y aura toujours des gens pour dire « il n’y a pas de fumée sans feu ». »

Quant au rôle des grandes plateformes du type GAFAM, Xavier Desmaison préconise une meilleure régulation : « Il est difficile de faire une veille correcte et complète sur l'ensemble des plateformes. La plupart ont tendance à intégrer les problématiques comme la désinformation dans leurs prérogatives, mais une régulation sera probablement absolument nécessaire. »

« Un des drames de la désinformation est qu'elle peut mener tout le monde à douter de tout », ajoute le spécialiste. Qui en appelle donc, aussi, à une meilleure éducation à l’information, dès l’école, sachant qu’« une partie de la jeunesse s'informe exclusivement par les réseaux sociaux, dont TikTok où prolifèrent des campagnes de désinformation massives ».

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En clôture de l’après-midi, Frédérick Douzet, directrice de Géopolitique de la Datasphère (GEODE), relève que « ce colloque a savamment démontré à quel point la multiplication des campagnes de désinformation est devenue en France un enjeu de sécurité et de cohésion nationales » : « On a vu à quel point ces manœuvres exploitent les vulnérabilités des sociétés démocratiques, en même temps qu’elles les nourrissent. »

Elle préconise de « se garder de tout solutionnisme technologique, même si les outils peuvent nous aider. Il faut aussi et surtout étudier les acteurs, leurs représentations géopolitiques, leur culture stratégique pour comprendre leurs intentions ».

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Pour elle, cette mise en contexte « est indispensable pour ne pas tomber dans le piège des manipulateurs ». Relevant « toute une gamme d’acteurs » dans le champ de la désinformation, notant cet « autre phénomène d’acteurs stratégiques manipulant les infrastructures de l’internet afin d’enfermer des populations dans des bulles cognitives », Frédérick Douzet appuie sur une nécessité : « Comprendre les vulnérabilités des sociétés afin de mieux construire la résilience. »

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