Guerre, victoire et paix

Le 10 janvier 2020, une conférence anniversaire était organisée par l’Observatoire français des conjonctures économiques pour marquer le centenaire de la promulgation du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919 entre l’Allemagne et ses vainqueurs.

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À cette occasion, de nombreuses publications ont paru sur cette « étrange 1» victoire d’alors qui, loin de l’objectif affiché d’une paix définitive, accoucha d’une paix de vingt ans seulement.

Comme en écho, une interrogation se fait jour ces dernières années sur la capacité des Occidentaux et de leurs alliés à capitaliser sur des victoires militaires brillantes aux lendemains plus incertains (Afghanistan en 2001, Irak en 2003, Mali en 2013 ou encore Baghouz en 2019 2), tandis que la conclusion d’une paix en Corée, 67 ans après la suspension des hostilités, demeure d’actualité.

Comment créer les conditions d’une victoire favorable à la paix ?

HART, Peter. The last battle: victory, defat, and the end of World War I, Oxford University Press, 2018

Selon cet historien britannique, spécialiste des sources orales à l’Imperial War Museum de Londres, les Alliés l’ont clairement emporté en nombre, en ressources militaires et en flexibilité tactique née d’une dure expérience. L’armée française était encore considérable en 1918 et savait maximiser ses objectifs en minimisant ses pertes. Elle a adopté, avec succès, une posture défensive face aux offensives allemandes. Ses efforts gigantesques ont aussi porté sur la fabrication d’armes utilisées par elle comme par les Américains. Ceux-ci apportaient une contribution importante aux offensives alliées par une vigueur dont les Français manquaient. Clairement battus par les Alliés, les Allemands ont pour cette raison demandé l’armistice qui leur a été accordé à une date qui convenait à Foch, véritable architecte de la victoire, excellent coordinateur ayant su se maintenir en bons termes avec le Britannique Haig.

GOYA, Michel. Les vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande guerre, Tallandier, 2018

Officier et historien, auteur de nombreux ouvrages à caractère stratégique, Michel Goya allie ici, de son propre aveu, empathie et science historique. Il revient sur les grandes offensives de l’année 1918. Les Empires centraux sont déchargés du front russe mais l’Allemagne doit jouer le rôle le plus important alors que sa population est affamée. L’Entente maîtrise la mer et l’air et donc les flux, la France disposant de l’armée la plus puissante grâce à un énorme effort d’adaptation, notamment sur le plan technologique et industriel. Les chars ont constitué une innovation de rupture, permettant de dominer au sol. Les offensives allemandes ont été des succès tactiques mais des échecs opérationnels car les soldats alliés ont résisté, d’où l’absence de la victoire décisive désirée. La victoire à faible coût des Alliés dans les Balkans et l’effondrement réel de l’Allemagne sont largement dus à la France. Foch a pensé qu’un armistice aux conditions très dures valait une capitulation de l’armée allemande qui n’aurait pas forcément été obtenue par l’offensive envisagée en Lorraine.

COCHET, François. La Grande guerre, Perrin, 2018

François Cochet, agrégé et docteur en histoire, est spécialiste de l’expérience combattante. À ce titre, il souligne à quel point le temps d’adaptation des Américains, tous grades confondus, au théâtre européen a été long. Les Français et les Britanniques, épuisés, comptaient sur une réserve de troupes fraîches qu’ils auraient fait manœuvrer à leur guise. Sur l’ordre de Wilson, les Américains se considéraient comme des associés plutôt que des alliés et les enjeux politiques ont pris le pas. Si la guerre avait continué les Etats-Unis auraient eu plus de soldats sur le terrain et de poids sur les décisions. C’est pourquoi Clemenceau et Foch, en phase avec l’opinion, ont voulu l’armistice, divergeant en cela de Pétain.

KRUMEICH, Gerd. L’impensable défaite : l’Allemagne déchirée, 1918-1933, Belin, 2019

Gerd Krumeich, professeur d’histoire à l’université de Düsseldorf, co-fondateur de l’Historial de Péronne, analyse ici un traumatisme collectif : la défaite allemande due à des erreurs de jugement de l’état-major. La recherche d’une paix séparée de l’Autriche-Hongrie et la capitulation bulgare ont incité Ludendorff à demander l’armistice pour obtenir « une paix honorable », dont il a rejeté la faute sur les civils qui voulaient négocier pour éviter que la situation empire. Les soldats ne se sentant pas vaincus et pensant mener une guerre juste n’ont pas compris la sévérité de l’armistice et l’imputation de la responsabilité du conflit à l’Allemagne. Beaucoup en ont d’autant plus versé par la suite dans la haine et l’antisémitisme. 100 ans après 1918. Vaincre au XXIe siècle, deuxième colloque de pensée militaire, Paris, 6 février 2018, Centre de doctrine et d’enseignement du commandement D’après Bertrand Badie, professeur à Sciences Po, le monde est sorti du paradigme westphalien, qui opposait les États entre eux et associait la victoire à la puissance. Depuis la Révolution française en effet, ce sont les peuples qui s’affrontent. Or, on ne peut vaincre un peuple, ce qui explique le cycle de revanches. Ambassadeur de France en Israël et fort de ses expériences dans les domaines de la stratégie et du développement, Éric Danon constate au contraire qu’à bien y regarder, les Français et les Européens ont remporté des victoires récemment comme en Afghanistan, en Libye et en Syrie. Si elles n’ont pas été perçues comme telles, c’est à cause de la prise en otage du temps de guerre par celui de la politique intérieure et celle du politique par les médias qui exigent du montrable. C’est aussi parce qu’il est difficile de dire quand sera anéanti l’ennemi : un ensemble d’organisations armées vecteurs de l’idéologie djihadiste et qui se reconstituent continuellement. C’est encore parce que la victoire complète n’est pas que militaire. L’élimination de l’ennemi supposant des progrès politiques, économiques et sociaux pour l’État où il opère, elle demande donc des efforts financiers supplémentaires des Français et des Européens, dans l’esprit du Plan Marshall.

Enfin, les lacunes capacitaires ou d’autres raisons incitent à recourir aux alliés. « Pas de victoire sans nation », une nation qui reconnaît l’œuvre de ses militaires et pas de paix durable sans diplomatie pour la faire éclore à partir de la victoire.

BRUSTLEIN, Corentin. « La victoire aujourd’hui, de l’évanescence au dépassement », Politique étrangère, n° 3, automne 2018

Directeur du Centre des études de sécurité de l’IFRI, Corentin Brustlein rappelle que la guerre oppose deux volontés et que la stratégie vise à aboutir à une situation où l’adversaire comprend qu’il est de son intérêt d’abandonner. Les buts de guerre peuvent être limités mais les interactions entre adversaires créent une dynamique qui retarde la victoire. La centralité et la faisabilité de la victoire dépendent des tendances technologiques (avantage à l’attaque ou à la défense) et normatives (distanciation actuelle à l’égard de la guerre). L’arme nucléaire ne rend pas la victoire désuète, la guerre asymétrique non plus. Éviter que l’adversaire terroriste n’atteigne ses objectifs en France ou ne monte en puissance à l’extérieur est déjà une victoire.

O’DRISCOLL, Cian. « Nobody wins the victory taboo in just war theory », Journal of strategic studies, 7/2019

Spécialisé dans les relations internationales et l’éthique de la guerre, Cian O’Driscoll enseigne la science politique à Glascow. Il invoque Michael Walzer qui a relancé les études sur la guerre juste avec son ouvrage de 1977, Just and unjust wars. S’appuyant sur Saint Augustin, Saint Thomas d’Aquin ou Grotius, il invite à se demander, pour chaque guerre, si la cause et les moyens sont justes. Lui et sa postérité éludent la victoire, bien qu’ils évoquent la nécessité d’une « chance raisonnable de succès » comme partie du jus ad bellum. Écœuré par le triomphalisme qui a suivi la guerre du Golfe en 1991 à Disneyland, Michael J. Schuck a développé le concept de jus post bellum. Mona Fixdal suggère de conclure la juste guerre par un « meilleur état de paix » et Eric Patterson par l’harmonie entre ordre, justice et conciliation. Chez Larry May, le jus post bellum commence après la fin de la guerre mais il se demande où en est la limite. Pourquoi ne pas parler de la victoire comme but de la guerre ? Comme Robert Mandel et Richard Hobbs, ceux qui emploient ce terme le jugent « nébuleux », y compris lorsque Clausewitz le définit comme l’imposition de la volonté du vainqueur au vaincu. Les Anciens divergeaient déjà sur l’existence d’une victoire et l’absence de fin claire aux conflits a été la situation la plus fréquente dans l’histoire, plus encore aujourd’hui avec la guerre contre le terrorisme. Par ailleurs, la guerre juste ne peut être gagnée en se restreignant. Churchill, qui a répété plusieurs fois le mot « victoire » dans son célèbre discours à la Chambre des communes en mai 1940, en était bien conscient. Selon Kenneth Walz et Aristide Briand, la guerre est trop destructrice pour ne pas être, d’une certaine manière, une défaite pour le vainqueur comme pour le vaincu. Pourtant, Aristote, Sun Tzu et les praticiens, dont le général Mac Arthur, ne voient pas de substitut à la victoire. La guerre juste est quand même la guerre avec ses gagnants et ses perdants. Clausewitz invite celui qui veut mener une guerre à réfléchir d’abord aux composantes de sa victoire et à la manière de l’obtenir. Erasme incite à se demander si l’objectif à atteindre en vaut la peine. Gratien, Grotius et Samuel von Pufendorf proposent de penser aux conséquences juridiques ou légales de la victoire (création de droits nouveaux ou rétablissement de droits préexistants ?). La victoire ainsi questionnée, loin de tout bellicisme rétrograde, implique une sélection plus sévère des guerres à mener. Étrangère à tout pacifisme déguisé ou à un jus contra bellum, cette ligne de conduite serait une protection contre ce que Reinhold Niebuhr décrivait comme « l’ironie » de l’histoire ou « la tendance ironique des vertus à se tourner en vices quand on se repose trop sur elles ».

OREND, Brian. “Jus post bellum, fractured sovereignty, and the limits of post-war rehabilitationˮ in BRUNSTETTER Daniel R. and HOLEINDRE, Jean-Vincent. The ethics of war and peace revisited: moral challenges in an era of contested and fragmented sovereignty, Georgetown University Press, 2018.

Brian Orend enseigne la philosophie à l’université de Waterloo au Canada, plus particulièrement la guerre, la paix et les droits humains. Selon lui, un jus post bellum3 devrait être formalisé dans une nouvelle convention de Genève pour plusieurs raisons, dont la prévention de futures guerres. Un consensus existe sur ce que l’auteur appelle la « thin theory » ou « théorie minimale », c’est-à-dire l’observation des six principes habituels, le premier étant la rédaction d’un traité de paix. La « thick theory 1 » ou « théorie maximale 1 » vise, quant à elle, la punition (retribution) dans le but d’aggraver la situation de l’agresseur pour le dissuader de recommencer, et cela sans changer son régime politique. Elle a été appliquée en 1919 face aux Empires centraux et en 1991 contre l’Irak, ce qui a induit, à chaque fois, un autre conflit. La « thick theory 2 », à l’inverse, cherche par la réhabilitation à rendre le vaincu meilleur, notamment en favorisant l’émergence de la démocratie, comme ce fut le cas de l’Allemagne et du Japon après la Seconde Guerre mondiale. Dans cette controverse entre les deux théories maximales, l’auteur considère que le modèle de la réhabilitation est généralement préférable à celui de la punition, même s’il admet par réalisme que son application en Afghanistan et en Irak après les guerres de 2001 et de 2003 n’a guère été convaincante et a pu affaiblir son attrait aux yeux de l’opinion publique.

MORJE HOWARD, Lise ; STARK, Alexandra. « How civil wars end. The international system, norms, and the role of external actors », International security, n° 3, hiver 2017-2018, p. 127-171

Spécialisée dans la résolution des conflits, Lise Morjé Howard est professeur de relations internationales à l’université de Georgetown et Alexandra Stark y est doctorante en relations internationales, sa thèse portant sur les guerres civiles. Elles expliquent dans cet article comment combiner victoire et accord de paix pour sortir des guerres civiles quand l’environnement international s’y prête. Durant la Guerre froide, les guerres civiles finissaient par la victoire militaire d’une des parties adossées à un camp, celui des États-Unis ou celui de l’URSS. À la fin de celle-ci, les guerres civiles s’achevèrent par des règlements négociés. Ainsi, au Salvador, les États-Unis et leurs protégés furent en position de force face à des adversaires privés de l’aide soviétique à partir de 1989 et dont l’effondrement était inéluctable. Ils exercèrent pourtant une forte pression diplomatique qui aboutit à l’accord de Chapultepec du 16 janvier 1992, rédigé par le médiateur Alvaro de Soto avec l’appui des cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, Russie comprise, et du Groupe d’amis (association informelle de la Colombie, du Mexique, de l’Espagne et du Venezuela). Horrifiés par le meurtre de six jésuites, leur cuisinière et son enfant perpétré par l’extrême-droite, les Américains obéirent également au contexte international qui invitait aux négociations et à la démocratisation, conformément au Nouvel ordre mondial voulu par George H. Bush. De 1992 à 1995, la Bosnie-Herzégovine a été le lieu d’une guerre entre les Bosno-Serbes (orthodoxes et soutenus par la Russie), les Bosno-Croates (catholiques et amis traditionnels de l’Allemagne) et les Bosniaques (musulmans et bénéficiant de la faveur des États-Unis). Le Groupe de contact (qui rassemblait des représentants du Royaume-Uni, de la France, de l’Allemagne, de la Russie, rejoints ensuite par ceux de l’Italie), comparable au Groupe d’amis susnommé, avait fait émerger l’idée d’une Fédération croato-musulmane détentrice de 51 % du territoire. L’opération aérienne de l’OTAN Deliberate force et la campagne terrestre des forces croato-musulmanes aboutirent à ce résultat mais les États-Unis, suivis par la Russie (alors faible) et les Européens interrompirent l’effort militaire pour des raisons humanitaires et afin de laisser place aux négociations, devenues une norme internationale. Ils se privèrent d’une victoire imminente à Banja Luka contre une Serbie de peu d’intérêt géopolitique et le médiateur Richard Holbrooke fut à l’origine des accords de Dayton, signés en décembre 1995. Le 11 septembre 2001 n’a rien changé à cette dynamique, sauf pour les guerres impliquant des terroristes ou supposés tels qui se terminent par la victoire d’une partie ou continuent indéfiniment. Les États-Unis, déçus de ne pouvoir imposer la démocratie, se contentent de la stabilisation, comme le veut l’environnement international.

Un traité de paix est-il la garantie d’une paix durable ?

TARDIEU, André. La Paix, 1921, réédité par Perrin en 2019

Principal collaborateur de Clemenceau pendant la conférence de la Paix, André Tardieu est un témoin de premier ordre, irremplaçable selon Georges-Henri Soutou, préfacier de son ouvrage récemment réédité, en raison de la destruction d’une partie des archives du Quai d’Orsay pendant la Seconde Guerre mondiale et de son aptitude à restituer les rapports personnels entre les négociateurs ainsi que leurs interactions avec la presse et l’opinion publique. Même si Tardieu ne dit pas tout dans ce plaidoyer pour la fermeté, il y aborde dans les détails la restitution de l’Alsace-Lorraine, la Sarre, les réparations, l’unité allemande, les traités bilatéraux avec les États-Unis et le Royaume-Uni, la Belgique et le Luxembourg, la Rhénanie, le désarmement de l’Allemagne. Il souligne le sérieux du travail des Français et de leurs alliés et défend la légitimité du traité comme meilleur résultat possible. La France y a défendu ses intérêts et sa sécurité aussi bien que ceux de ses alliés, l’amenant à conclure ainsi : « La paix n’est ni abusive, ni injuste, ni inexécutable ». Un an après la signature du traité de Versailles, il s’inquiète cependant déjà de la non application des réparations du fait du retrait britannique et américain.

SOUTOU, Georges-Henri. La négociation du traité de Versailles : exactement ce qu’il ne faut pas faire, Politique étrangère, n° 3, automne 2018, p. 11-23

Georges-Henri Soutou est l’auteur de La Grande illusion : comment la France a perdu la paix, 1914-1920 en 2016 et de nombreux autres ouvrages d’histoire des relations internationales qu’il enseigne à la Sorbonne et à Science Po. Il critique fortement ici l’unilatéralisme inhabituel et imprévu du traité qui est dû aux difficultés entre alliés causées par la méthode de Clemenceau. Convoqués uniquement en secret d’abord puis au moment de signer, les Allemands pensèrent que le traité ne satisfaisait pas ses auteurs et qu’il pourrait être révisé, ce que le texte prévoyait d’ailleurs en ce qui concerne la Sarre, les réparations et la rive gauche du Rhin ; bien que signé, ils ne l’acceptèrent donc jamais réellement. Wilson défendait une diplomatie ouverte, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la création de la SDN mais il ne réussit à convaincre les Britanniques et les Français qu’en façade. Ces deux pays agissaient à la manière du « Concert européen » quand, conformément à leurs intérêts, ils interdisaient un Anschluss, traçaient les frontières est-européennes ou prévoyaient un Conseil de la SDN, préfiguration de l’actuel Conseil de sécurité de l’ONU. Le positivisme scientiste de l’époque se matérialisa par l’activité intense de 52 commissions rassemblant des centaines d’experts mal coordonnées, sauf dans l’esprit de Tardieu. L’article 231 sur la responsabilité de l’Allemagne dans la guerre ajouta à ce traité plus juridique que politique une connotation moralisatrice mal supportée. Les nouveaux États-Nations incluaient à leur tour des minorités qui ne reçurent pas de droits en tant que telles, tant était prégnant chez les Alliés le rousseauisme soucieux de la « volonté générale ». L’exigence de régimes démocratiques, sous-entendue mais non écrite, se heurta à la rémanence des anciennes structures de pouvoir et au bolchevisme, germes du totalitarisme. En conclusion, une paix imparfaite eût été plus durable.

LANIOL, Vincent. « Versailles : l’échec n’était pas inscrit », L’Histoire, n° 449, juillet 2018, p. 50

Vincent Laniol, qui enseigne l’histoire à l’université de Nanterre, a écrit de nombreux articles sur le traité de Versailles et ses négociations. Il déconstruit ici les critiques habituelles contre ce célèbre instrument diplomatique. Keynes a jugé le traité de Versailles trop dur pour l’Allemagne (les réparations auraient été trop lourdes) et Jacques Bainville trop doux (il aurait fallu démanteler l’Allemagne). Sous leur influence, les historiens ont longtemps considéré que le nazisme et la Seconde Guerre mondiale en étaient le résultat. Les Allemands vaincus ont demandé l’armistice en concevant quelques espoirs démesurés au sujet de Wilson et de ses Quatorze points, ce qui aurait pu être un atout pour eux a finalement été mal utilisé. Clemenceau et Lloyd George étaient forts et en même temps dépendants de leurs opinions publiques peu enclines au compromis. Les décisions prisent par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis qui avaient des intérêts divergents s’écartèrent de la ligne intransigeante prônée par la France. Wilson, venu jusqu’à Paris, suscita beaucoup d’attentes, notamment parmi les nations opprimées qui furent également déçues. La paix ne fut pas bâclée mais l’Allemagne fut traitée durement, notamment sur le plan symbolique. L’article 2314 sur la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement des hostilités fut mal compris. Semblable à ceux qui visaient les autres vaincus, il avait pour objectif d’éviter le remboursement intégral des frais de guerre par elle ; les Alliés n’ont, il est vrai, pas dissipé l’ambiguïté. Le traité comprenait des innovations dont la SDN, l’OIT et l’application, bien qu’imparfaite, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Après la fermeté de Poincaré, une attitude plus conciliante de Briand a conduit aux accords de Locarno en 1925. Au vu de l’évolution des scores du parti nazi, une question contrefactuelle intéresse les historiens : qu’aurait-on dit du traité si la crise économique de 1929 n’avait pas éclaté ?

LE BŒUF, Romain. Le traité de paix. Contribution à l’étude juridique du règlement conventionnel des différends internationaux, Pedone, 2018.

Dans cette version remaniée d’une thèse de 2014, l’auteur propose en préambule cette définition : « un traité de paix suppose l’existence d’une guerre entre les parties, la terminaison de cette guerre et le recours à une forme conventionnelle ». Les parties sont des États, éventuellement nouvellement créés, et la durée du traité est permanente, à la différence de l’armistice. Le traité de paix représente un « instrument paradoxal » : il est en général bilatéral (c’est-à-dire l’émanation de deux volontés) bien qu’inégal, malgré le fait que la volonté du vaincu soit traditionnellement prise en compte. Il est donc difficile en droit d’invoquer l’inégalité d’un traité pour en déduire la nullité. Le traité de paix est « un acte conventionnel subordonné aux exigences du droit international », il est soumis au droit des traités, même si ceux qui ont conclu les deux guerres mondiales sont « le paroxysme de l’unilatéralisme ». Les règles applicables peuvent être les droits de l’homme, le droit humanitaire, le droit des successions d’États, le droit des peuples et des minorités, le droit international privé. La guerre étant hors la loi et les résolutions des Nations unies décidant maintenant de l’emploi de la force, a-t-il encore lieu d’être ? Romain Lebœuf propose une étude fine des interactions complexes entre ces deux types de règles à l’œuvre dans les traités de paix. À la question de leur utilité au XXIe siècle, il répond par le projet, toujours existant, d’un traité entre le Japon et la Russie et surtout par la « proposition de résolution estimant urgent un traité de paix en Corée » émanant de l’ancien député français communiste Jean-Jacques Candelier datée du 2 mai 2013.

Professeur de droit public à l’université d’Aix-Marseille, Romain LE BOEUF a étudié 200 traités de paix (période 1648-2000) qu’il a tous publiés : http://documentsdedroitinternational.fr/a-propos

ROBIN, Philomène. « Note d’actualité : diplomaties au sommet. Traité de paix, accord nucléaire : quelles perspectives après le sommet intercoréen ? », Thucydoc n° 4, 16 mai 2018

L’auteur est doctorante en science politique. La déclaration de Panmunjom, publiée à l’issue du sommet intercoréen du 27 avril 2018, laisse espérer l’entrée dans une nouvelle ère des relations entre les deux Corées. Un traité de paix, exclu par les deux pays pendant la Guerre froide pour éviter que soit entérinée leur séparation et conditionné ensuite à la dénucléarisation de la Corée du Nord, aurait une grande portée dans un contexte pauvre en mécanismes normatifs, tout en rassurant le régime de Pyongyang. Les signataires de l’armistice, la Chine et les États-Unis pour l’ONU, sont favorables à la délégation de leur pouvoir à la Corée du Nord et à la Corée du Sud mais des obstacles juridiques pourraient être soulevés. Par ailleurs, la Corée du Sud exige des progrès sur le dossier nucléaire avant de reprendre les échanges économiques, tandis que la Corée du Nord, la Chine et la Russie souhaitent la dénucléarisation de la péninsule, ce qui reviendrait au départ, peu vraisemblable, des Américains.

Disponible en ligne : http://www.afri-ct.org/2018/thucydoc-n-4-note-dactualite-diplomaties-au-sommet-traite-de-paix-accord-nucleaire-quelles-perspectives-apres-le-sommet-intercoreen/

CHUNG Kyung-young. « Building a peace regime on the Korean peninsula and the future of UNC », Korean journal of defense analysis, décembre 2019, p. 477-500

L’auteur est professeur de relations internationales à l’université de Hanyang. En tant qu’officier coréen, il a enseigné la sécurité internationale à la Korea National Defense University et a exercé des fonctions à l’état-major interarmées et au ministère de la Défense de la Corée du Sud ainsi qu’au Commandement combiné Corée du Sud/États-Unis. Le simple dialogue entre les deux Corées ne suffit pas et l’édification d’un régime de paix en Corée doit s’effectuer selon un scénario précis. Les États-Unis et les deux Corées discutent de la dénucléarisation de la Corée du Nord contre l’abandon des sanctions. En cas d’échec, la Corée du Sud est renucléarisée : elle-même se dote de l’arme nucléaire ou les États-Unis redéployent leurs missiles tactiques. La défense de la Corée du Sud lui est confiée dans tous les cas, elle bénéficie de la transition du contrôle opérationnel (l’accord militaire global entre la Corée du Nord et la Corée du Sud signé en 2018 va plus loin dans son application). Un régime de sécurité est établi en Asie du Nord-Est avec tous les acteurs de la région, y compris les États-Unis. Avec la Chine, la Corée du Nord et la Corée du Sud, ils signent un traité de paix avalisé par le Conseil de sécurité des Nations unies. Un traité de base à quatre déclare solennellement la fin de la guerre, un accord subsidiaire entre les deux Corées prévoit la réunification et des mesures de désarmement, un deuxième définit la manière d’améliorer les relations entre les deux pays, le tout est déposé au Secrétariat des Nations unies. C’est juridiquement correct, la paix est établie entre la Chine et la Corée du Sud et les relations entre les États-Unis et la Corée du Nord sont normalisées. Il est essentiel que les parties soient considérées sur un plan d’égalité et que les Parlements effectuent les ratifications. Le Commandement des Nations unies (UNC), qui gère l’armistice, pourrait être restructuré et élargi, notamment aux cinq membres permanents du Conseil de sécurité pour superviser l’application du traité de paix. Cela permettrait aux États-Unis de rester en Corée sans fâcher la Corée du Nord, la Chine et la Russie.

MORILLOT, Juliette ; MALOVIC, Dorian. Le monde selon Kim Jong-un. Guerre ou paix ? Robert Laffont, 2018, 268 p.

Juliette Morillot, journaliste et diplômée de l’INALCO, se rend régulièrement en Corée du Nord. Dorian Malovic est chef du service Asie du journal La Croix. La compétence linguistique est particulièrement précieuse en ce qui concerne la Corée du Nord, « trou noir » pour l’espionnage international et objet de fantasmes de la part des Occidentaux, notamment des Américains qui ont raté de nombreuses occasions de faire la paix depuis trente ans, jugeant ses dirigeants psychiquement atteints. Après des années 1990 marquées par la famine, le pays va de mieux en mieux. Il dispose donc de marges de manœuvre. La Chine dépend de la Corée du Nord autant que celle-ci en dépend, sans compter les nombreux soutiens asiatiques. Ses dirigeants invitent leur peuple à trouver des solutions sans aide extérieure et la « guérilla industrielle » a conduit à la maîtrise de nombreuses technologies. Tout à fait rationnels, ils veulent négocier en position de force et ils sont donc moins pressés que les Américains de conclure un accord. Les profondes blessures entre Coréens du Nord et du Sud se traduisent par une extrême militarisation de la zone dite « démilitarisée », lieu de nombreux incidents. Les Coréens du Nord souhaitent une paix durable dans les termes de la déclaration conjointe du 15 juin 2000 (reproduite dans l’ouvrage) qui contient cinq points principaux dont la résolution « en toute indépendance » du problème de la réunification, c’est-à-dire sans les Américains et les Chinois.

(Hormis les sources disponibles librement sur internet en texte intégral, les articles et ouvrages cités sont consultables au CDEM)

1 Frédéric Guelton en 2008 puis Yves Le Naour en 2016.

2 HECKER, Marc. « Face à Daech, l’étrange victoire », Le Point, 14 mars 2019

3 Voir aussi l’article « Jus post bellum », dans DURIEUX, Benoît. Dictionnaire de la guerre et de la paix, PUF, 2017

4 LANIOL, Vincent. « L’article 231 du traité de Versailles, les faits et les représentations. Retour sur un mythe », Relations internationales, n° 158, 4/2014


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