"Docteur, il faut partir" Et mon père quitte notre quotidien

Michel naît en 1938 dans une famille juive originaire de Russie, un milieu aisé et éduqué. Après la rafle du Vel d’hiv, son père se cache dans le sud de la France. Une absence incompréhensible pour un enfant de 4 ans. Traverser l’Occupation, côtoyer la troupe allemande, survivre sous les bombes, des épreuves traversées sans figure tutélaire et qui le marqueront à vie. A 85 ans, Michel revient sur ses souvenirs de la guerre, dans une émotion encore vive 80 ans plus tard.

L'été 1944, Michel a 6 ans.

Pouvez-vous nous parler de votre famille ?

Mon père est né au début du XXe siècle en Bessarabie (actuelle Moldavie), dans une famille juive. Après ses études de médecine, il émigre en France pour quitter la misère de son pays et repasse un doctorat comme tous les médecins étrangers, pour pouvoir exercer. Ma mère arrivait avec sa mère, sa sœur et son frère de Petrograd (Saint Pétersbourg) après la révolution de 1917. Ils étaient pauvres et elle gagnait sa vie à Paris avec des petits rôles au théâtre au music-hall.

Comment se sont rencontrés vos parents ?

Vers 1932, mon père effectue son premier remplacement en tant que médecin à Ligny le Ribault, au sud d’Orléans. Il passe alors une annonce dans le journal pour trouver une dame de compagnie. C’est ainsi qu’il embauche ma grand-mère et tombe amoureux de sa fille, ma mère. Ils se marient et ont deux enfants, ma sœur, puis moi, en 1937 et 1938. Je passe ma petite enfance dans la région d’Orléans où mon père exerce comme médecin généraliste.

Quels sont les premiers signes d’un changement pour le tout jeune garçon que vous êtes ?

Alors qu’il est prisonnier de guerre affecté à un hôpital civil du Nord, mon père est rapidement renvoyé à Orléans par les Allemands pour aider la population civile. Il doit aller pointer tous les jours en uniforme à la Kommandantur pour signer un registre, comme l’exigent les Allemands des militaires prisonniers qu’ils ont libérés. Il pointe. Peut etre parce qu’il est juif. En tous cas, il pointe. Pour moi, c'est une période inquiétante, je me souviens avoir été marqué par la présence des Allemands.

Votre père a donc un rôle utile en tant que médecin...

Oui, mais un jour, alors que la rafle du Vel d’hiv vient d’avoir lieu, un de ses patients orléanais, qui est inspecteur de police, lui dit : « docteur, il faut partir ». Mon père comprend immédiatement le danger et prend ses dispositions ; il vend sa clientèle et s’exile dans le Gard comme agriculteur.

Il part tout seul dans le Gard ?

Oui. Nous arrivons maman, ma sœur et moi, à Paris vers 1942. Papa est parti. J'ai un répétiteur qui vient me faire cours à la maison tous les jours, je ne vais pas à l’école. On s’efforce de manger à la russe : des boulettes de viande et des tartines de pain qu'on fait frire dans le beurre un peu comme du pain perdu et puis des œufs que l'on mélange avec du sucre. On appelle ça des gogles mogles (spécialité russe NDLR).

Vous avez des souvenirs précis de votre vie à Paris ?

On habite avenue de Versailles et je me souviens des bombardements notamment de celui du 4 avril 1943 des usines Renault alors que je me promène avec ma nounou.

Un jour, alors qu’on joue dans une petite cour de l’immeuble, on regarde le ciel et on voit arriver les avions qui lâchent les bombes. Et moi, je trouve ça fantastique. En tant qu'enfant, c'est waouh ! Avec ses 2 ans de plus, ma grande sœur pleure et comprend parfaitement que c’est un bombardement.

Cela doit etre compliqué à 5 ans de faire la part des choses…

Je ressens une sorte d’angoisse diffuse à cette période. Je revois les Allemands avec leur pistolet et leur poignard à la ceinture. J’éprouve à leur égard un sentiment de répulsion et de fascination. Ce sont à la fois des petits soldats avec qui on pourrait presque jouer à la guerre et des salauds de nazis. Mais ma perception de leur caractère intrinsèquement néfaste relèverait d’un anachronisme. L’absence de mon père est la source majeure de mon mal-être. J’ai 6 ans et je ne comprends pas pourquoi il n’est pas avec nous, je n’ai pas une claire conscience des raisons et des circonstances de son absence.

On retourne près d’Orléans courant 1943. Mon père est toujours absent. C’est l’époque la plus grise pour moi. Je m’invente un jardin imaginaire, qui est peut-être le reflet de celui où mon père trime comme agriculteur dans le Gard.

Quand retrouvez-vous enfin votre père ?

En août 1944, une colonne de l’armée du débarquement traverse le village venant d’Orléans en route vers l’Allemagne. Mon père revient enfin en octobre 1944 et nous repartons avec lui, dans un camion, à Ligny le Ribault où il se réinstalle comme médecin, dans une formidable maison avec un clocheton et un vaste jardin de tous les côtés.

Est-ce que vous croisez des soldats américains après le débarquement ?

Un jour de mars 1945, des aviateurs américains qui ont sauté en parachute de leur avion en perdition, sont amenés chez nous puisque mon père est médecin. Je me souviens d’être littéralement fasciné par cette rencontre. Je crois qu’ils dorment à la maison. Ils demandent du beurre et des fruits. Ils sont surement carencés et doivent manquer de gras. On leur apporte à manger et ils mangent comme de vrais sauvages ! Ils lèchent tout et mangent avec les doigts ! Du haut de mes 6 ans, je les observe. En même temps, ce sont de jeunes soldats en pleine guerre, c’est normal. Je leur apporte ma jeep en bois et ça les fait rire. Mes parents polyglottes dont mon père qui parle cinq langues discutent avec eux sans problème en anglais. Pour moi c’est vraiment la joie, comme un rêve.

Je vis aussi leur départ comme un moment magique, un vrai film : ils nous disent d’être à nos fenêtres à un horaire précis le lendemain et qu’ils vont passer nous dire au revoir en balançant les ailes des avions. Le lendemain, leurs avions passent à basse altitude en nous saluant de leurs ailes et tout le monde leur fait des grands gestes. (Le témoin ressent une vive émotion et fond en larmes).

Que représentent-ils à vos yeux ces Américains. ?

Les Américains nous libèrent. C’est incroyable au sens premier du terme après ces longues années d’occupation. C’est vraiment une étape nouvelle pour toute la famille.

D’un côté, on reprend une vie normale, je retourne à l’école, je rattrape mon retard. Je saute même une classe pour devenir le meilleur ! J’ai envie d’apprendre pleins de trucs.

Mais de l’autre, tout change : l’Amérique envahit nos mentalités, nos modes de vie. Nos libérateurs deviennent nos héros. Ma mère a des amies américaines, on commence à aller fumer à 6 ans pour faire comme eux, on achète des « HIGLIF » comme disent mes copains, les cigarettes « HIGH LIFE »; à manger des chewing-gum, à jouer au Monopoly, lire des Comics…

Après la guerre, à 7 ans, le retour à l'école

Qu’est-ce qui vous revient en tête … ?

Chez un de mes super copains où je vais souvent après la guerre, j’ai l’impression d’être en Amérique : il vit dans une très belle propriété et ses parents lui ont aménagé une chambre dans la grange où l’on monte par une échelle. Là-haut, on lit des comics - surtout Mandrake, Pimpampou et Superman- et on joue avec des pistolets à pétards. On s’imprègne de la culture de l'Amérique.

Quelle trace a laissé cette période dans votre vie ?

Depuis, j'ai toujours été fasciné par l'Amérique, j'ai pu faire du jazz sur des bases militaires américaines à Orléans, observer les Américains lorsqu’ils participaient à la fête de Jeanne d’Arc dans la ville avec leurs casques brillants. Ils étaient très applaudis, sauf par les Communistes !

Dès que j'ai pu, je me suis mis au jazz au piano. J’ai aussi saisi toutes les occasions pour prolonger mes séjours à New York pour mon travail plus tard et aller encore écouter du jazz, acheter des disques et manger des steaks.

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