L’odeur et le goût de l’Occupation
Jacqueline a 7 ans quand Paris est occupée par les Allemands. Elle nous raconte ses souvenirs en présence de son petit-fils Baptiste.
Le quotidien ne change pas tant de l’avant-guerre pour la petite fille : l’école, le Jardin des plantes et les goûters chez les copines. Pourtant, une maladie insidieuse se répand progressivement : l’Occupation. L’air porte la puanteur de la privation, les regards changent et des voisins s’évaporent.
Mission Libération : Comment avez-vous vécu le début de la guerre ?
Jacqueline : J’ai vécu cette guerre dès qu’elle a été déclenchée puisque mon père a été très vite mobilisé. Il avait peur que la guerre se passe sans lui, parce qu’il avait déjà 40 ans. Il s’est donc porté volontaire et a été fait prisonnier dans les premiers combats. Il a été emprisonné à côté de Berlin, au cœur de l’Allemagne, probablement dans un Stalag.
Baptiste (petit-fils) : … Son père, Jacques Perret, a écrit plusieurs livres. Son roman le plus connu, Le caporal épinglé, raconte tout ce qu’il a vécu pendant la guerre et notamment ses tentatives d’évasion.
Jacqueline : A l’été 1940, quasiment au même moment où mon père était fait prisonnier, on a fui l’avancée de l’armée allemande. C’était l’Exode. Nous sommes partis en voiture avec ma mère et mes grands-parents. Je revois ma grand-mère avec son coffret à bijoux sur ses genoux. On avait un matelas sur le toit de la voiture parce qu’elle était décapotable; c’était utile quand les avions allemands nous attaquaient. On se mettait la tête dessous.
« Les mitrailleuses faisaient un bruit effroyable, et dans ce vacarme on voyait les gens tomber, silencieusement. »

Tout le monde était sur les routes mais il y avait peu de voitures à l’époque. Tous les gens du Nord descendaient et ils avaient surtout des chariots. Les avions nous ont tiré dessus deux ou trois fois. Les mitrailleuses faisaient un bruit effroyable, et dans ce vacarme on voyait les gens tomber, silencieusement. Ils étaient morts. Je devais avoir 5 ou 6 ans à l’époque, mais je vois encore cette scène maintenant.
Nous sommes descendus jusqu’en Vendée dans un petit village où nous pensions être à l'abri des soldats allemands mais ils sont apparus deux jours après. La France était occupée, et la guerre perdue. Les grands-parents ont donc pris la décision de rentrer à Paris où nous avons retrouvé mon père ! Après trois tentatives d’évasion, il avait réussi à la quatrième !
Qu’est-ce que cela vous a fait de le revoir subitement après cette absence ?
Jacqueline : C’est vrai qu’il nous avait beaucoup manqué en prison. J’avais à peine 6 ans quand la guerre a commencé. Heureusement, on a eu des nouvelles de temps en temps. Il nous envoyait d’Allemagne des cartes postales pré remplies qui disaient « Je vais bien »… Il fallait mettre une croix pour indiquer qu’on avait vu la carte, c’était la censure… Mais on a aussi réussi à avoir des lettres entières. Et surtout, on a pu lui envoyer des colis.
Mais quand mon père est revenu rue de la Clef après son évasion, c’était vite devenu dangereux pour lui parce qu’il pouvait être reconnu. Surtout qu’il était très grand. Il est donc parti dans l’Ain pour rejoindre un maquis de l’Armée, organisé par des soldats qui avaient refusé de se rendre.
Vous n’avez donc pas vu votre père pendant la guerre, mais vous, quel était votre quotidien d’enfant ?
Jacqueline : On allait dans une école de jeunes filles rue Monge. J’ai eu l’occasion d’y revenir il n’y pas longtemps, c’est devenu le collège Pierre Alviset. Rien n’a changé hormis une chose, c’est l’odeur. Il faut savoir qu’à l’époque de la guerre, quand vous entriez le matin, vous sentiez tout de suite une odeur très forte. Les gens ne se lavaient pas du tout, ils n’avaient pas de salle de bain et encore moins d’eau chaude. Ma mère nous faisait prendre un tub (bain) une fois par semaine, elle faisait chauffer l’eau sur un poêle à bois et nous lavait avec. Du coup, les maîtresses étaient très exigeantes sur la propreté. Une fois par semaine, on vérifiait nos mains, derrière nos oreilles et surtout les poux !
Cette mauvaise hygiène, elle était déjà présente avant la guerre ou est-elle apparue sous l’Occupation ?
Cette odeur, ça sentait les corps négligés. D’ailleurs, c’était une odeur que vous retrouviez aussi dans le métro, où ça sentait très fort. Maintenant en comparaison, ça sent bon.
On était donc très mal habillés, on avait des petites jupes très courtes et quand on gagnait en taille, nos mères les prolongeaient progressivement avec des morceaux de tissu qu’elles trouvaient. On était très pauvrement habillés, on avait des chaussures à semelle de bois et des chaussettes de laine qui tombaient toujours, ce qui faisait qu’on avait les jambes nues, même en hiver. D’ailleurs, les hivers étaient très, très froids…
« La maîtresse est allée vers elle et a saisi son écharpe pour que son étoile jaune soit bien visible. »

A l’école, il y a d’autres souvenirs difficiles qui vous ont marqués ?
J’avais une voisine, qui est venue un jour à l’école avec une étoile jaune. Les adultes nous ont dit que c’était parce qu’elle était juive. On était gamins, ça ne nous disait absolument rien, c'est comme si elle avait été blonde. Je me souviens d'un jour d’hiver très froid, nous sommes partis avec toute la classe nous promener au Jardin des plantes. Ma voisine était là, elle portait son écharpe sur le côté de sorte à cacher son étoile jaune. La maîtresse est allée vers elle et a saisi son écharpe pour que son étoile jaune soit bien visible.
J’ai bien compris sur le moment qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans le geste de ma maîtresse. Quelques jours après, ma petite voisine a disparu. J’ai appris des années plus tard qu’elle avait vraisemblablement été raflée.
Vous compreniez à l’époque que les Juifs disparus étaient raflés ?
Jacqueline : On a su très vite que les Juifs étaient emmenés. D’ailleurs, d’autres voisins de l’immeuble ont disparu parce qu’ils étaient juifs. Ils partaient en Allemagne mais bien sûr on ne savait pas où, ni quoi. On était des enfants…
Vraiment, quand j’ai vu ma maîtresse enlever l’écharpe, j’ai immédiatement senti qu’il y avait quelque chose de pas beau là-dedans.
Vous avez vécu d’autres scènes de ce type ?
Jacqueline : Dans notre immeuble, il y avait une dame qui vivait seule dans un appartement en face de chez nous dans la cour. On la voyait très bien de chez nous, elle avait mis des tomates à mûrir sur son balcon. Un jour elle a disparu, et les tomates ont pourri. Elle n’est jamais revenue, elle aussi a été emmenée…
Comment faisiez-vous pour vous nourrir ?
Jacqueline : Pendant cette période où mon père était absent, ma mère s’est occupée seule de nous. Comme toutes les femmes, elle s’est mise à faire la queue pour acheter la moindre chose avec des tickets de rationnement. On a fait la queue toute la guerre.
Chacun se débrouillait comme il pouvait. En faisant pousser des légumes comme notre voisine, en élevant des lapins qu’ils nourrissaient en récupérant de l’herbe au Jardin des plantes. Le matin, on était réveillé par un coq : les gens dans la cour en face avaient un poulailler sous l’évier.
« Quand on allait jouer chez des copines, on apportait son ticket pour le goûter. »

Quand on allait jouer chez des copines, on apportait son ticket pour le goûter. Parce que les gens étaient tellement obligés de compter, que si on nous donnait un morceau de pain comme ça, c’était la moindre des choses de donner un ticket. On faisait très attention mais on mangeait mal. J’ai le souvenir d’avoir surtout mangé des fayots (ndlr flageolets), et peu de viande. Pendant l’été de la Libération, ma mère n’a fait que des haricots blancs. Le matin pour partir à l’école, avant la guerre on prenait un chocolat chaud; pendant la guerre on mangeait une soupe de légumes.
Vous avez le souvenir de bombardements sur Paris ?
Jacqueline : On habitait au quatrième étage, donc on avait une belle vue sur Paris. A chaque alerte à la bombe, on descendait à la cave où on restait dans l’appartement pour regarder les avions lâcher leurs bombes. C’était très joli à voir à mon âge. Paris intra-muros a été peu bombardée, c’est surtout les gares de banlieue qui ont été touchées.
Et à la Libération de Paris en août 1944, vous étiez là ? et que devient votre père?
Jacqueline : On était des enfants, on avait confiance en notre père et on savait qu’il s’en tirerait toujours. On a été très contents de le voir revenir, embêtés de le voir repartir, et puis un jour il est revenu définitivement, c’était à la Libération. Il est revenu à vélo depuis l’Ain, avec une meule de gruyère sous le bras ! Je me souviens qu’en plein mois d'août, on avait rien d’autre à manger que cette meule, je peux vous dire qu’elle n’a pas fait long feu!
J’étais plus grande et je me souviens très bien d’un épisode : la division Leclerc n’avait pas réussi à emprunter la rue Monge, elle était donc passée par la rue de la Clef ! On était aux premières loges… Le soir, les soldats français sont allés coucher au Jardin des Plantes. Les combats étaient terminés. Au moment de la Libération, le premier jour, un grand nombre de nos voisins se sont pointés avec un brassard FFI…
…sans en avoir été ?
Jacqueline : Oui…(rires) Ils transportaient deux-trois sacs de sable sur les barricades pour faire genre. Rue Mirebel, il y avait une immense barricade et je suis allée m’amuser dessus avec mon petit frère. Ma mère a pris peur en ne nous voyant plus parce qu’il y avait des snipers sur les toits qui nous tiraient régulièrement dessus.
Baptiste : Tu pourrais peut-être évoquer l’arrivée des américains qui étaient vus un peu comme des Dieux vivants.
Jacqueline : Effectivement. On attendait la Libération, depuis plusieurs mois, mais le soulèvement est venu après le passage de la division Leclerc et surtout quand les Américains sont arrivés. Avec leurs chewing-gum, c’était extraordinaire. A chaque fois qu’on rencontrait un soldat américain, on allait le voir pour l’embrasser et lui dire “I am very glad to see you !” (rires). Ils sortaient leurs bonbons, des petits tubes qu'ils distribuaient. Du Nescafé aussi ! Alors ça c’était quelque chose qui venait du ciel.
Baptiste : C’était encore un produit de luxe le café ?
Jacqueline : Oui, tout à fait. Les adultes sont restés sans café pendant la guerre, ils prenaient de la chicorée.
Jacqueline : Les Américains étaient très gentils et puis un jour j’ai quand même réalisé qu’ils étaient plus contents de voir les jeunes filles (rires).
Cette euphorie générale a duré longtemps, au moins six mois, et puis on est passé à autre chose.
Paris sous l'occupation - Archive INA
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