Les ponts sautent, les convois passent
Marguerite est issue d’une famille illustre de la bourgeoisie parisienne. L’éducation fait l’objet d’une attention particulière, même en temps de guerre. Si la cossue maison en Anjou offre un répit à la famille Jolibois, il n’est que de courte durée.
L’Exode finit par obliger Marguerite et ses cousins à prendre la route, non sans péripéties, jusqu’à Bordeaux. La nouvelle capitale de la France est bien éloignée de la douceur angevine.
Que faisiez-vous lorsque la guerre a éclaté ?
Quand la guerre a éclaté j’avais 13 ou 14 ans, puisque je suis née le 10 novembre 1925. Mon père nous avait collés à la campagne. Nous avions quitté Paris pour l’Anjou, dans notre maison de famille, qui est très belle. Les Allemands avaient envahi la France, elle était coupée en deux à ce moment-là.
Mon père était membre de l’Académie des Sciences. Mon arrière grand-père était Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique, et mon père était aussi de l’Académie française car il y avait 6 places pour des scientifiques. Il était professeur à l’Ecole des Mines mais c’était surtout un grand savant.
ML : Vous n’allez donc plus du tout à l’école à ce moment-là ?
Dans ma famille, il n’y avait que des humanistes. Mon père tenait énormément à ce que nous fassions d’excellentes études malgré le contexte de l’occupation. Il a donc demandé au directeur de l’Ecole Normale Supérieure, Georges Bruhat, je crois qu’il s’appelait ainsi, la chose suivante : « Est-ce que tu n’as pas deux types à m’envoyer, un en lettre et un en sciences, pour que mes enfants fassent de très bonnes études ? »
Bruhat lui a répondu : « J’ai deux types qui ont été faits prisonniers à la défaite, et qui ont réussi à s’échapper des camps. Il ne faut pas qu’ils réapparaissent. Au lieu de faire trois années de Normale ils n’en ont fait à peine qu’une, donc si tu veux, tu les prends chez toi ». Le premier s’appelait François Terrasse, il était normalien Lettres et avait essayé de s’échapper par deux fois en faisant de faux papiers. L’autre s’appelait Germain Kreweras, il devait être d’origine bulgare, lui aussi normalien mais en sciences.
ML : Donc c’était l’école à la maison?
Nous vivions au bord de la Sarthe et nous prenions un train pour aller à Angers compléter nos cours avec des leçons d’anglais d’un professeur de l’Université catholique d’Angers. Ce dernier nous faisait travailler avec des étudiants en licence.
La tradition familiale était que nous soyons très cultivés, ma mère est donc allée à Angers demander à cet universitaire de m’accepter en cours. Il lui a demandé quel âge j’avais, elle a répondu « 13 ans ». Estomaqué, il a crié « mais vous vous foutez de moi ! Je prépare des agrégations d’anglais ! » et ma mère de lui renvoyer : « Essayez-la et vous verrez ! ».
ML : Et alors, ça a marché ?
Il m’a parlé anglais et a vu que c’était comme une seconde langue maternelle pour moi. Avant la guerre, j’avais fait beaucoup de petits séjours en Angleterre et nous maîtrisions très bien les langues étrangères. J’avais aussi eu dans ma vie une Fraulein allemande et à un autre moment une gouvernante anglaise. Ce qui fait que : « Ich habe keine Probleme, auf Deutsch zu sprechen » (Je n’ai aucune difficulté à parler en allemand).
ML : Combien de temps êtes-vous restée en Anjou ?
Pendant de longs mois. Au moment de l’Exode, notre famille élargie est venue se réfugier chez nous : des cousins et des cousines qui fuyaient l’occupation allemande. Nous étions à peu près une trentaine. Mon père a alors pris la décision de tous nous emmener en zone libre. Nous sommes donc tous partis à la queue leu leu. Lorsque nous sommes arrivés à Tours, nous avons traversé un pont, qui a sauté juste après notre passage. C’est un souvenir bizarre. La sœur de ma mère attendait un bébé… Elle a failli accoucher sur la route.
ML : Quels souvenirs avez-vous de cette nouvelle vie à Bordeaux?
Toute la France y était. Yvonne, qui avait été ma gouvernante quand j’étais petite et que j’aimais beaucoup, habitait également dans la ville. Très vite, les Allemands se sont mis à bombarder Bordeaux. Je me souviens d’un jour de bombardement où nous étions chez ma gouvernante Yvonne justement. Mon père nous a subitement crié « Mettez vous dans la cage d’escalier ! ». Tout l’immeuble s’y est précipité, ma mère s’est mise à réciter le « Je vous salue Marie ». Il y avait une femme très vulgaire et très drôle qui s’est mise à faire une crise de nerf et à hurler « Mais quand ça va tomber sur l’immeuble on va tous être écrabouillés en sang, on va tous être emmêlés ! ». L’idée d’être emmêlés avec elle, mes frères et moi, ça nous a tordu de rire.
ML : Vous restez longtemps à Bordeaux ?
On est restés une longue période, je suis d’ailleurs tombée malade à cause des puces présentes dans l'appartement que nous louions. J’étais littéralement couverte de boutons, j’ai manqué de faire une septicémie tellement j’étais dévorée par les puces de lit.
Il y avait un Allemand qui vivait à côté de l’appartement que mes parents louaient. C’était un gosse d’une vingtaine d’années, qui chantait souvent. Un jour, en l’écoutant, j’ai réalisé à quel point la guerre était horrible. Ce pauvre petit gosse qui chantait, je me souviens ça commençait ainsi : « Es war ein… ». Et je me suis dit, le pauvre, il doit écrire à sa mère que « tout va bien » alors que tout n’allait pas si bien que cela.
« A la Libération, nous sommes allés danser un soir dans son bar avec des amis.[...] Ce n’était pas un vent mais une bourrasque de liberté ! »

ML : Comment avez-vous vécu le changement d’atmosphère à la Libération ?
Je vais vous faire une confidence. Vous savez, quand j’étais adolescente, je me croyais laide et bête parce que dans notre milieu, on ne nous disait jamais qu’on était beau ou intelligent, on ne nous faisait jamais de compliments. Je me trouvais donc physiquement quelconque. L’idée qu’on s’intéresse à moi sur le plan affectif, cela m’effleurait à peine l’esprit. Je ne voulais pas me marier et je repoussais les garçons qui voulaient s’engager dans une vie de famille avec une flopée d’enfants.
J’avais un ami qui jouait du jazz dans un bar, il faisait un peu de piano. A la Libération, nous sommes allés danser un soir dans son bar avec des amis. Et alors là, je me suis laissée aller à l’ambiance et je me suis déhanchée toute la nuit. Ce n’était pas un vent mais une bourrasque de liberté ! C’est sur une table comme celle que vous voyez là qu’un ami m’a fait sauter en l’air et retomber net. J’avais une telle souplesse ! C’est au milieu de toute cette euphorie festive que j’ai réalisé que je pouvais plaire aux hommes… J’avais 18 ans et j’étais libre !
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