Résistance et solidarité ouvrière
Jean-Marie Vanlerenberghe a 5 ans lorsque Bully-les-Mines (bassin minier du Pas-de-Calais) est libérée. Il est encore jeune, mais certains épisodes vont laisser une trace indélébile dans la tête du futur sénateur. Son témoignage nous replonge dans la Libération et la Reconstruction, au cour d'un petit coron du nord de la France marqué par le travail minier et ferroviaire, de forts réseaux de solidarité, mais aussi par la rivalité syndicale entre chrétiens et communistes.
Une Libération prématurée
Quels sont vos premiers souvenirs de la Libération ?
C’est en juillet 1944 à Bully-les-Mines (1). On a entendu parler du Débarquement, mon père écoute Radio Londres (2), mais on n’est pas encore libérés. Toujours l’occupation allemande. Je suis avec Michel, un copain de mon âge et mon petit frère de 2 ans, dans le jardin. On vit dans un coron d’une cité minière, les jardins sont ouverts et donnent sur une autre rue. Et tout d’un coup, on voit débouler du haut du coron une Jeep allemande, une petite Jeep kaki. Et puis, je ne sais pas ce qui nous prend... Mon copain, qui est un bon tireur, prend des cailloux et vise la Jeep. Michel réussit à la toucher. Un soldat allemand sort de la Jeep et court après nous.
C’est facile d’enjamber la clôture du jardin, on se sauve vers la petite cour de la maison où se trouve ma mère qui est enceinte. C’est avant le 16 juillet 1944, avant la naissance de ma sœur. Ma mère est effarée de nous voir arriver affolés et avec un soldat allemand à nos trousses, qui hurle en allemand. Il s’arrête à la porte de la cour. Nous avons une trouille bleue. Il hurle quelque chose, puis s’en va. C’était un truc de fou, de gamin, qui avait entendu que les Allemands étaient battus, avaient perdu la guerre, et on se croyait donc autorisés à tout.
Après le débarquement, on allait souvent à la rencontre des patrouilles, pour huer les « boches » puis nous sauver. C’était un sport ! [rire] C’était des gamineries, je pense qu’eux-mêmes, les allemands, commençaient à savoir que ça sentait mauvais.
Comment s’est passée la Libération de votre commune ?
Je me souviens très bien de ce jour, le 2 septembre (3). Les FFI passaient dans le coron et tapaient à toutes les portes pour voir s’il n’y avait pas de soldats allemands cachés dans les maisons. Un FFI avec un brassard arrive à la porte. Mon père ouvre assez sèchement en disant « Si tu frappes chez un résistant tu as peu de chance de trouver un soldat allemand. Je ne t’ai pas vu beaucoup d’ailleurs dans la résistance avant ». Et puis nous sommes descendus en famille dans le bas de la cité avec ma petite sœur en landeau et mon frère. Il y avait un défilé de chars anglais, qui ont libéré Bully. C’était des scènes de liesse, des femmes, des jeunes qui montaient sur le char ! Et les anglais lançaient du chewing-gum, du chocolat, qui nous étaient inconnus.
La Résistance spirituelle et la Résistance du Fer
Votre père était résistant, quels ont été ses actes de résistance ?
Mon père était dans la résistance en tant que syndicaliste chrétien. Il était engagé à la CFTC (4). Dans la région, le représentant du syndicalisme, c’était Jules Catoire (5). Il fut ministre ensuite avec Guy Mollet (6). Il avait créé un mouvement de résistance chrétienne, le Mouvement des Ouvriers Chrétiens, je crois. En fait, c’était une Résistance spirituelle, qui éditait le Courrier français du Témoignage chrétien que mon père distribuait. Ces petits fascicules étaient distribués par des militants, des résistants, à des gens ciblés pour les entraîner à résister à l’invasion allemande.
Un jour d’ailleurs où il transportait sur lui des Cahiers du Témoignage Chrétien, mon père voit une patrouille allemande. Il se dit, « s’ils me fouillent, je suis pris, ça y est ». Il a alors sauté de son vélo et s’est mis à « trifouiller » son pédalo pour faire sauter la chaîne. Il avait du cambouis sur les mains et a dit à l’allemand : « mon vélo ne roule plus ». Et le soldat l’a aidé à remettre la chaîne et ne l’a pas contrôlé. La peur de sa vie !
Il agissait en résistance aussi au travail ; il était cheminot chargé de l’expédition du charbon en Allemagne notamment. Et avec les autres cheminots, ils décollaient les étiquettes d’expédition et changeaient les destinations, ce qui désorganisait complètement la livraison et la logistique des allemands.
D’abord intitulé « Cahiers »en novembre 1941 puis « Courrier » à partir de 1943, Témoignage chrétien est une publication clandestine crée et diffusée à l’initiative du jésuite lyonnais Pierre Chaillet,animée par un groupe de militants chrétiens, elle est destinée à mener un combat spirituel contre le nazisme et l’antisémitisme. Elle dénonce la propagande officielle et sensibilise l’opinion aux dangers de la collaboration.
« Il est indispensable de rappeler qu'il y a des gens qui se sont levés, qui ont dit non, qui se sont battus, pour dire « on résiste ». »
Ce n’était pas sans danger car il y eut des morts, même après le débarquement. À Bully, des résistants FTP (7) ont été effectivement fusillés. Ainsi qu’à Arras dont j’ai été maire, où un mémorial rappelle le sacrifice de 218 résistants fusillés dans les fossés de la citadelle. Tous les ans, une cérémonie est organisée en hommage à ces résistants qui pour la plupart venaient des mines, et étaient FTP. À partir de 1941, les communistes sont entrés effectivement dans la Résistance et ont payé un lourd tribut.
1947 : fin de la solidarité ouvrière et retour de la lutte syndicale
Avez-vous connu les grèves de l’automne 1948 dans le Pas-de-Calais ?
En 1947-1948, il y a eu des grèves dans les mines. La grève de 1948 était une grève d’ailleurs insurrectionnelle (8). Les communistes avaient pris le pas sur la CGT. Au début, c’étaient des grèves pour les salaires. Puis, petit à petit, l’enjeu fut de prendre le pouvoir dans les mines. Mon père était syndicaliste CFTC, opposé à la CGT. Autant au début de la grève, les syndicats étaient solidaires pour le pouvoir d’achat, autant après la CFTC et FO se sont désolidarisés complètement d’une grève qui était devenue insurrectionnelle. Je me rappelle que le Ministre de l’Intérieur de l’époque, le socialiste Jules Moch, a envoyé des chars. Mon père, évidemment, allait travailler et passait outre le piquet de grève. La CGT et les communistes ont décidé qu’il fallait mettre un terme à ça ; ils ont voulu coffrer mon père, certains voulaient même le pendre parce qu’il était « fauteur de grève » et qu’ils voulaient en faire un exemple. Ça s’est passé en novembre 1948, à la fin de la grève, j’avais neuf ans. On a été prévenus en pleine nuit. Mon père avait des amis partout, même chez les communistes. L’un d’eux avait prévenu un ami qu’il fallait que mon père « se tire » avec sa famille, parce qu’il n’y aurait pas de pitié pour la femme et les enfants. Dans la nuit, mon père a brûlé tous les papiers compromettants, des listes d’adhérents, etc. Et s’est interrogé : « qu’est ce qu’on fait ? On se sauve ? On part ? Ou alors on reste là ? ». Les avis étaient partagés. Un des dirigeants de la CFTC des mineurs est venu de Lens et a dit « ils ne vont pas le faire. C’est pour t’intimider, il faut rester ». Et puis finalement, à 7h, mon père décide de partir. On ne savait pas où se réfugier. Aller chez le frère de mon père ? On aurait été découverts. On avançait donc dans le brouillard intense ce matin là, au bout des corons. Il y avait l’école des filles et l’école des garçons au bout des corons, où ma mère avait été institutrice avant et pendant la guerre. Mes parents connaissaient bien le directeur de l’école des garçons
et ils le savaient proche de leurs idées. Ils sont allés sonner... Le directeur et son épouse nous ont fait entrer et nous ont cachés pendant huit jours dans les combles de l’école, seul le professeur de CM2 qui était aussi de la mouvance du syndicat, fut prévenu.
Cet épisode marque-t-il la fin de la solidarité syndicale qui prévalait en temps de guerre ?
Pendant la guerre, dans les corons, on ne faisait pas de distinction. On savait qu’un tel était plutôt communiste, l’autre plutôt chrétien, etc. On était solidaires. On vivait dans des maisons mitoyennes. C’étaient de petites rangées de maisons, entourées d’un jardin. Compte tenu des bombardements alliés, on avait percé un mur dans la cave pour pouvoir, au cas où la maison était bombardée, passer chez le voisin. Ça nous est arrivé plusieurs fois de nous retrouver à la cave. On avait la « trouille », parce qu’on entendait les forteresses volantes passer au dessus de nous. Et on se disait, pourvu qu’il n’y ait pas un bombe perdue, parce qu’il y a eu quand même quelques erreurs de cibles.
À partir de 1947-1948, la CFTC était le syndicat à abattre. C’était l’année aussi de la scission qui a eu lieu au sein de la CGT avec FO (9). La CGT s’est scindée parce que les socialistes ont refusé d’être inféodés au Parti communiste.
L’engagement politique
L’épisode de 1948 a-t-il été un moment décisif dans votre engagement ?
1948 fut pour moi l’éveil à la politique, déterminant pour mon engagement sur une ligne politique qui refuse la violence, et prône au contraire la démocratie fraternelle à tous les niveaux.
Que vous inspire le moment de la Libération en politique ?
Les temps, malheureusement, que nous vivons, montrent qu’il est nécessaire de maintenir la mémoire de la Résistance, de la lutte contre les fascismes, contre toutes les formes d’intolérance. On voit bien où a conduit l’antisémitisme forcené de Hitler. L’hécatombe, la Shoah, l’Holocauste, c’est qu’elle chose d’abominable. Je me demande si on est encore à l’abri. Il est indispensable de rappeler qu’il y a des gens qui se sont levés qui ont dit non, qui se sont battus, pour dire « on résiste ». Pour moi, c’est essentiel.
Le Général de Gaulle demeure pour moi le grand Résistant, celui qui a fédéré autour de lui. Robert Hossein en a d’ailleurs tiré un spectacle, « celui qui a dit non » (10). Je crois que c’est plus que jamais d’actualité. Aujourd’hui, le risque existe encore que des gens puissent être exclus, menacés, pour les convictions personnelles. Je me battrais toujours contre ça. Je crois que j’ai été formé élevé dans cet esprit de résistance, mais aussi avec une dimension spirituelle. En plus de la démocratie, qu’il faut défendre plus que jamais. J’ai été député européen, j’ai vu combien l’Europe démocratique était un rempart contre les totalitarismes. Et ce rempart se fragilise, se fissure. On le voit bien en Hongrie avec Orban (11)... On voit bien qu’il y a des fissures dans l’édifice qu’on croyait inébranlable. Mais le pire n’est n’est jamais sûr, les Polonais l’ont montré.
Il faut donc se battre, continuer à promouvoir la démocratie ; les valeurs démocratiques surtout : de tolérance, de respect de l’autre, d’accueil, de solidarité, de fraternité. C’est ce que disaient déjà les résistants chrétiens, et tous les résistants.
À noter :
- Bully-les-Mines est une commune française située dans le bassin minier du Pas-de-Calais (62), actuellement dans la région des Hauts-de-France. Elle est située entre Arras, Béthune et Lens. La houille de Bully-les-Mines fut exploitée par la Compagnie des mines de Béthune.
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« Radio-Londres » est le qualificatif pour désigner les émissions françaises de la BBC entre 1940 et 1944. Son programme le plus célèbre est: « Les Français parlent aux Français ». C’est durant ce programme que le général de Gaulle prononce ses discours, que les combats des Forces Françaises Libres sont présentés et que des messages sont adressés à la Résistance intérieure.
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La ville de Bully-les-Mines est libérée par les troupes britanniques et canadiennes les 2 et 3 septembre 1944.
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La Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) est un syndicat se référant à la doctrine sociale de l’Eglise qui émerge avec l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII en 1891. La CFTC est fondée en 1919 pour contrebalancer l’influence grandissante de la CGT, d’inspiration marxiste, dans le milieu ouvrier. Voir LAUNAY Michel, La CFTC. Origines et développement (1919-1940), Editions de la Sorbonne, 1987.
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Jules Catoire est le secrétaire général de l’Union départementale de la CTFC dans le Pas-de-Calais. Il rentre dans la résistance syndicale et participe à la survie clandestine de la CFTC pendant l’Occupation. Il est également responsable de la diffusion des Cahiers du Témoignage Chrétien dans le département du Pas-de-Calais. Voir BETHOUART Bruno, Jules Catoire (1899-1988), Presses Universitaires d’Artois, 1996.
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Guy Mollet, ancien maire d’Arras, secrétaire général de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) de 1946 à 1969, il est président du Conseil de février 1956 à juin 1957.
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Les Francs-tireurs et partisans (FTP) constituent la branche armée du Parti communiste français (PCF) dans la Résistance.
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La grève des mineurs se déroule à l’automne 1948. Elle porte, au départ, des revendications salariales qui sont soutenues par les trois principaux syndicats (CGT, CFTC et FO). Elle est liée à un climat syndical dégradé causé par le rationnement qui dure depuis mars 1940, l’inflation et l’exclusion des ministres communistes des gouvernements de la IVème République en 1947(. Qualifié d’insurrectionnel par le ministre de l’Intérieur Jules Moch, le conflit social est marqué par une forte répression gouvernementale. Voir ROGER Philippe, « Les grèves de 1947 et 1948 dans le Pas-de-Calais, déroulement, violence et maintien de l’ordre », dans Revue du Nord, n°389, 2011/1, p.133 à 180.
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En décembre 1947, la tendance « réformiste » minoritaire de la CGT refuse que le syndicat demeure soumis au PCF et fait scission. Elle crée une nouvelle confédération syndicale, la Confédération générale du travail - Force ouvrière (CGT-FO), qui bénéficie du soutien financier indirect de la CIA qui souhaite affaiblir la CGT communiste.
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En 1999, Robert Hossein met en scène un spectacle autour du général de Gaulle intitulé « Celui qui a dit non ».
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Viktor Orban est un homme d'État hongrois, premier ministre de 1998 à 2002, puis de 2010 à aujourd’hui. Il est membre du Fidesz, un parti d’extrême-droite, national-conservateur et populiste.
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