1945-1992 : un renseignement militaire éclaté (5/7)
[SERIE] L’histoire du renseignement militaire nous rappelle combien le renseignement est un métier vieux comme la guerre, et comment il lui est intrinsèquement lié. Cette histoire, dont la Direction du renseignement militaire est aujourd’hui l’héritière, peut être retracée en sept périodes. Ce cinquième épisode nous conduit de l’après-Seconde guerre mondiale au début des années 1990.
Après la Seconde guerre mondiale, le 2e bureau de l’état-major général n’est pas reconstitué, conséquence du ralliement de la majeure partie de son personnel au régime de Vichy jusqu’en 1942. Aucun service de fusion du renseignement militaire ne subsiste alors au niveau stratégique. Largement piloté par les niveaux opératif et tactique, le renseignement militaire ne disparaît pas pour autant. Des organismes de niveau stratégique seront récréés ultérieurement, notamment dans les années soixante-dix, sans pour autant que l’un d’entre eux ne soit en mesure, ni n’ait le mandat, de réaliser la fusion et la coordination de l’ensemble du renseignement militaire.
1954 : en Indochine, une dramatique absence
L’éclatement du renseignement militaire grippe la circulation du renseignement entre les niveaux stratégique et opératif, phénomène renforcé par les capacités limitées des systèmes de communication de l’époque. Cette situation provoque des conséquences dramatiques relevées en 1955 par la commission Catroux.
Chargée par le ministre de la Défense d’analyser les raisons de la défaite de Diên Biên Phu, cette commission indique qu’en décembre 1953, du renseignement d’origine électromagnétique (ROEM) prouvait l’acheminement des pièces d’artillerie lourde par les Viêt Minh depuis leur sanctuaire du Haut-Tonkin vers Diên Biên Phu. Ces renseignements n’avaient pas été communiqués à l’échelon stratégique et avaient été interprétés par le seul haut commandement du théâtre. Ce dernier, du fait de ses propres biais cognitifs, avait sous-estimé voire refusé de prendre en compte ces renseignements1.
Cet échec historique illustre à quel point les procédures actuelles d’échanges permanents entre les théâtres d’opération et la DRM sont centrales, tant pour ce qui relève de l’emploi des capteurs qu’en matière d’analyse. Néanmoins, les enseignements de la commission Catroux (nécessaire lien fort entre les niveaux opératif et stratégique, importance d’un échelon stratégique procédant à la fusion et à l’exploitation de l’ensemble des renseignements recueillis), ne seront pas suivis d’effets. Ainsi, durant la guerre d’Algérie, le renseignement militaire est très largement resté piloté par les niveaux opératif et tactique, sans aucun service d’analyse et de coordination de niveau stratégique.
1957-1962 : renseigner sur l’organisation du FLN
Face aux attentats du Front de libération nationale (FLN) à Alger, le renseignement militaire se structure sur le théâtre des opérations en Algérie, avec la création du Groupe de renseignement et d’exploitation (GRE) en 1957. Constitué de trois services (renseignement, exploitation, organisation des populations), il prend essentiellement appui sur du renseignement d’origine humaine (ROHUM). Le recrutement d’Algériens, notamment d’anciens du FLN, va ainsi permettre au GRE d’infiltrer l’organisation de la Zone autonome d’Alger du FLN et d’arrêter ses principaux responsables fin 1957. En 1960, le GRE procède à une manœuvre d’intoxication avec des fausses listes d’informateurs laissées entre les mains du FLN. Le GRE va ainsi permettre la neutralisation, en interne FLN, de la Wilaya III, gagnée par le syndrome de la « bleuïte2 ». L’unité est dissoute en 1962 lors du rapatriement en France.
Comme en Indochine, le renseignement militaire est piloté exclusivement par le commandement du théâtre des opérations, et la majeure partie du renseignement recueilli ne remonte pas à Paris. Cependant, les réflexions majeures sur l’outil de défense à cette époque (construction de la force de dissuasion nucléaire, lutte contre l’OAS, etc.), couplées à la dissolution des unités spécifiques du renseignement en Algérie, ne créent pas les conditions favorables à une réforme profonde de l’organisation du renseignement militaire.
1947-1991 : à Berlin, renseigner au cœur du dispositif soviétique
Créée en 1947 afin d’assurer la communication entre les états- majors français et soviétiques en Allemagne, la Mission militaire française de liaison (MMFL) prend ses quartiers à Potsdam. En 1949, après le blocus de Berlin, la MMFL devient, officieusement, une unité chargée du recueil du renseignement sur les forces soviétiques en Allemagne et sur la National Volksarmee, l’armée est-allemande. La MMFL va ainsi être la première unité à photographier le véhicule antiaérien 2K12 Kub, le char soviétique T-80, l’avion d’attaque au sol SU-24… Ces renseignements sont transmis en France ainsi qu’aux services alliés.
De leur côté, les services du pacte de Varsovie ont su identifier la fonction renseigne- ment de la MMFL. Le 22 mars 1984, un de ses véhicules est volontairement percuté par un camion de la Stasi, la police politique de l’Allemagne de l’Est, entraînant la mort de l’adjudant-chef Philippe Mariotti, qui sera le seul mort en opération de la MMFL. En 1991, avec la fin de la guerre froide, la MMFL est dissoute.
Une lente prise de conscience de la nécessaire réforme
Après les guerres de décolonisation, la coordination de l’ensemble du renseignement militaire par le niveau stratégique ne connaît pas d’avancée et fera notamment défaut lors des guerres du Tchad (1969-1987)3. La fonction « renseignement militaire » a ainsi encore l’aspect d’un « millefeuille », constitué de services non coordonnés (Centre d’exploitation du renseignement scientifique et technique, Centre d’exploitation du renseignement, Centre interarmées d’exploitation du renseignement électromagnétique, B2 d’armée, Bureau renseignement des armées). Plus encore, le renseignement militaire devient de facto une thématique négligée, voire oubliée, dans les forces armées. Les cadres d’ordres ne comprenaient alors aucun paragraphe « renseignement ».
En 1975, le CERM4 est créé dans le but, selon son premier chef, le colonel Laurent, « de ranimer le corps mort du renseignement militaire français ». L’objectif est bien de disposer d’un service de fusion et de pilotage, au niveau stratégique. Cependant, faute de mandat clair, l’objectif n’est pas atteint. Chaque structure, chaque unité, garde jalousement son indépendance. Si certains renseignements remontent désormais bien vers le niveau stratégique, comme le ROEM, ils ne redescendent pas vers le théâtre des opérations qui ne dispose pas d’échelon d’analyse. À l’inverse, le ROHUM est bien exploité par le théâtre, mais il remonte peu au niveau stratégique. De même, les analyses du CERM, conditionnées par les attentes du niveau stratégique, redescendent peu vers le théâtre et ne sont pas élaborées pour appuyer ce dernier. Enfin, la dépendance technique vis-à-vis du partenaire américain se fait ressentir dans les années quatre-vingt, notamment lors de l’opération Épervier, lancée en 1986.
À la fin des années 1980, la nécessaire coordination du renseignement militaire par le niveau stratégique apparaît à nouveau. Si la réforme est ajournée, en raison de la volonté farouche de chaque organisme ou échelon de rester indépendant en cloisonnant le renseignement obtenu, les guerres du Tchad ont permis d’identifier sa nécessité et son urgence.
1Patrick Jeudy, « Diên Biên Phu, le rapport secret », France 3, Point du jour, CNC, Point du jour international, ADAV, La maison du doc, 57 min.
2Le FLN est alors convaincu – à tort – de l’existence de traîtres dans ses rangs et entreprend une large campagne d’épuration de ses cadres, détruisant lui-même son organisation.
3Damien Mireval, Tchad, les guerres secrètes de la France, les arcanes du renseignement français 1969-1990, Paris, VA Éditions, 2021.
4Centre d’exploitation du renseignement militaire.
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