[SERIE] Mémoire du renseignement militaire, épisode 3 : Marie-Georges Picquart, héros de l’affaire Dreyfus et précurseur du renseignement militaire
Ils ont marqué l’histoire du renseignement français. Nous ouvrons leur dossier militaire. Au cœur de ce 3e épisode, Marie-Georges Picquart : celui qui prouva l’innocence de Dreyfus était alors le chef de la section de statistiques au sein du 2e Bureau, l’ancêtre de la Direction du renseignement militaire.
Beaucoup connaissent Marie-Georges Picquart comme le héros de l’affaire Dreyfus, celui qui prouva l’innocence du capitaine et livra le nom du vrai traitre, Esterhazy. Mais peu savent en revanche qu’il est aussi l’un des pionniers du renseignement militaire français.
Picquart naît en 1854 à Geudertheim, en Alsace. Lorsque la Prusse annexe l’Alsace-Moselle en 1871, sa famille se replie à Versailles. « Probablement motivé par le traumatisme de la défaite et du déracinement, il s’engage dans une carrière militaire. Ses débuts à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr sont difficiles. Mais il finit par se révéler et sort 5e de sa promotion », raconte Géraud Létang, spécialiste de l’« histoire politique du militaire » et enseignant-chercheur à l’École de Guerre. « Après des campagnes en Algérie et au Tonkin, il revient en métropole avec l’idée que la guerre est une affaire de techniciens. Selon lui, elle exige une intelligence froide », poursuit-il.
Picquart, précurseur de l'actuel renseignement géospatial ?
En juillet 1895, Picquart prend la tête de la Section de statistiques du 2e Bureau, l’ancêtre de la Direction du renseignement militaire. « Il faut comprendre le mot "statistique" tel qu’il naît et est employé à partir du XVIIe siècle, précise l’historien. Il désigne alors la science du fonctionnement de l’État. Initialement, il s’agit de compter ses soldats ou ceux de l’adversaire. Mais petit à petit, il est aussi question d’identifier la position des garnisons ennemies par exemple. » En parallèle, l’officier enseigne justement la topographie à l’École supérieure de guerre. « Il apporte l’idée novatrice qu’à partir de renseignements géographiques, il est possible d’obtenir du renseignement d’ordre social ou politique : selon lui, une carte, c’est un territoire mais ce sont aussi ses habitants, des enjeux de pouvoir, etc. », explique-t-il.
Picquart est-il alors précurseur de l’actuel renseignement géospatial, le GEOINT ? « Une chose est sûre, c’est un pionnier du renseignement militaire, affirme Géraud Létang. Picquart est un fervent partisan de sa professionnalisation. Il soutient l’idée d’un service "structuré". Or jusque-là, le renseignement était recueilli plutôt à l’opportunité, ce que défend alors l’ancienne génération de militaires. Picquart sent aussi l’importance grandissante de la technique nécessitant des officiers spécialement formés pour cela. » À ce moment-là, le chef du renseignement militaire est une étoile montante de l’armée française. Mais un an plus tard, tout bascule…
Affaire Dreyfus : le chef du renseignement militaire contre-enquête
En mars 1896, Picquart découvre le « petit bleu », la preuve de l’innocence du capitaine Dreyfus et de la culpabilité du commandant Esterhazy. Il rouvre l’enquête immédiatement. « Je pense qu’il souhaitait avant tout épargner à son service le discrédit, analyse Géraud Létang. Cette affaire est une catastrophe pour un service en train de se professionnaliser, qui plus est dans un contexte international instable. Picquart est obsédé par la crédibilité du renseignement militaire et plus largement, de l’armée française ». Il tente de convaincre ses supérieurs, en vain. Devenu gênant, il est démis de ses fonctions à la tête du renseignement et envoyé en mission d’inspection en France puis en Algérie et en Tunisie. L’officier ne cède pas pour autant…
Picquart transmet les preuves dont il dispose à Auguste Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat et dreyfusard convaincu. Ce qui lui vaut d’être réformé par l’armée puis arrêté et emprisonné. Mais l’officier est tenace… « Parce que l’armée n’écoute pas, il s’autorise à sortir de sa réserve et à saisir l’opinion publique. Une fois son nom révélé, il devient très vite un symbole », commente l’historien. La suite est connue. Le 12 juillet 1906, Alfred Dreyfus est réhabilité et réintégré par les armées. Picquart, quant à lui, est promu général de division le 23 octobre. Quelques jours plus tard, Georges Clemenceau – ex rédacteur-en-chef à L’Aurore, le journal qui avait publié le « J’accuse ! » d’Emile Zola en 1898 – est nommé président du Conseil. Il fait de Picquart son ministre de la Guerre.
Picquart, ministre de la Guerre : un choix audacieux
« Ce choix est audacieux, voire complètement transgressif, disons-le, constate Géraud Létang. Il est l’officier le plus clivant de l’armée française, une figure médiatique mais il est totalement inexpérimenté en politique. » Durant ces 3 ans en poste, il se préoccupera finalement peu des questions liées au renseignement. « Le fil rouge de son action est la montée en puissance de l’armée française avec la modernisation des matériels militaires, notamment dans le domaine de l’artillerie, commente-t-il. Sur ce sujet aussi, il est pionnier. »
Picquart quitte ses fonctions ministérielles fin juillet 1909, à la chute du gouvernement Clemenceau. « Il meurt peu de temps après, en 1914, d’un accident de cheval, sans rien laisser derrière lui, ni mémoires ni correspondance personnelles pour nous permettre de le décrypter, déplore l’historien. Mais sans doute était-ce volontaire : brouiller les pistes fait partie intégrante de la vie d’un agent du renseignement militaire... »
Personnage principal du film « J’accuse »
Sorti en 2019, le film J’accuse, qui porte à l’écran l’affaire Dreyfus, met au premier plan le lieutenant-colonel Picquart, incarné par Jean Dujardin. Adaptée du roman de Robert Harris, l’œuvre adopte le point de vue de l’officier qui va découvrir et prouver l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus.
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