Rien ne les prédestinait à se croiser. Pourtant, leur rencontre en 1933 va sceller leur destin. Jacques Trolley de Prévaux et Lotka Leitner, mariés en 1940 et recrutés comme agents du renseignement militaire français en 1941, meurent main dans la main, fusillés par les Allemands, le 19 juin 1944.

Deux trajectoires de vie que tout oppose, et pourtant…

« Né en 1888 dans le 7^e arrondissement de Paris, Jacques Trolley de Prévaux est issu d’une grande famille aristocratique, catholique et conservatrice. Charlotte Trolley de Prévaux, née Lotka Leitner le 19 décembre 1907 à New York, vient d’une famille d’ouvriers du textile juifs polonais émigrée aux États-Unis », retrace Géraud Létang, spécialiste des Forces françaises libres et enseignant-chercheur à l’École de guerre. 

Toute jeune, Charlotte quitte l’Amérique pour Paris. Elle veut y faire carrière dans la mode. D’abord apprentie chapelière, elle devient mannequin chez Madeleine Vionnet, l’une des plus prestigieuses maisons de couture de la capitale. Diplômé de l’École navale, Jacques mène au même moment une brillante carrière militaire dans la Marine nationale. Héros de 14-18, décoré de la Croix de Guerre et de la Légion d’honneur, il cumule les postes prestigieux : membre du cabinet du ministre de la Marine en 1920, attaché naval à Berlin en 1926, commandant du croiseur Duguay-Trouin, président du Tribunal maritime à Toulon…

« Jacques et Charlotte se rencontrent en 1933, sans doute à Paris. Ils tombent amoureux et se marient en mars 1940, relate l’historien. Non sans faire scandale… Charlotte est juive, socialiste militante, internationaliste et pacifiste. Jacques divorce de sa première femme pour l’épouser. La Marine de l’époque ne le voit pas d’un très bon œil. Sa carrière en pâtira. »

En 1941, Jacques et Charlotte entrent ensemble en résistance

Lors de la défaite de juin 1940, Jacques Trolley de Prévaux est immobilisé sur son navire à Alexandrie, en Égypte. Il regagne finalement Toulon en novembre 1940. Quelques mois plus tard, le couple entre dans la Résistance. Jacques prend le nom de code "Vox". Pour Charlotte, ce sera "Kalo". 

« Rien ne les y prédestinait non plus, constate Géraud Létang. Ni l’un ni l’autre n’est un professionnel du renseignement. Mais à cette époque, la France expérimente un renseignement transnational. C’est un monde qui s’ouvre à des profils plus variés. Les binationaux comme Charlotte Trolley de Prévaux sont alors nombreux à travailler dans les services de renseignement militaires et à se battre pour libérer la France. C’est d’ailleurs un choc pour certains ! Mais la guerre brise des tabous… » 

Le couple rejoint le réseau de renseignement franco-polonais « F2 » basé à Nice. Il se spécialise dans la collecte d’informations sur la Marine ennemie. « Jacques est officier de marine à Toulon. Il connaît les infrastructures, voit l’état du trafic et sait identifier les bâtiments…, commente l’historien. Son expertise porte surtout le littoral méditerranéen. À ce moment-là, fin 1940, ce n’est pas une évidence. Mais son idée c’est de dire que, certes, les Allemands préparent l’invasion de la Grande-Bretagne et que des fortifications sont construites sur l’Atlantique. Mais que, pour autant, il ne faut pas oublier la Méditerranée. »

Du renseignement militaire de la plus haute importance

En avril 1943, Jacques prend la tête du sous-réseau « Anne » qui couvre alors les secteurs de Toulon, Nice et Marseille et auquel Charlotte participe. « Ils ne le savent pas, mais ils sont en train de donner du renseignement aux planificateurs alliés d’Anvil-Dragoon, autrement dit du débarquement de Provence, rapporte Géraud Létang. À l’origine, cette opération allait de pair avec Overlord, le débarquement de Normandie. Mais finalement, les Alliés débarquent en Provence deux mois plus tard. Quoi qu’il en soit, Anvil-Dragoon peut avoir lieu grâce notamment aux excellents renseignements donnés par la Résistance française, notamment par le couple Trolley de Prévaux. » 

Le 15 août 1944, les Alliés débarquent en effet en Provence sur dix-huit plages situées entre Toulon et Cannes. « C’est la consécration de l’intense activité de leur réseau depuis plusieurs mois. La qualité des informations qu’il fournit est reconnue. Mais il y a un revers à la médaille, tempère l’historien. L’activité est de plus en plus forte, le nombre d’agents dans le réseau va croissant… Cela conduit finalement le réseau à sa perte, rendu plus vulnérable, alors même qu’il a été pionnier. »

Fusillés par les Allemands, main dans la main, le 19 août 1944

Jacques et Charlotte Trolley de Prévaux avaient quant à eux été arrêtés dès le 29 mars 1944 à Marseille, puis transférés à la prison du Fort Montluc à Lyon où ils furent torturés. Le couple est ensuite fusillé le 19 août 1944 lors du départ précipité des Allemands de l’agglomération lyonnaise. « Parce que le débarquement de Provence a été un succès, les Allemands vident les prisons de la vallée du Rhône en exécutant des détenus, explique Géraud Létang. Jacques et Charlotte meurent ensemble, main dans la main, quatre jours après que les Alliés ont débarqué en Provence. » 

Le savent-ils alors ? Tous deux meurent-ils avec le sentiment du devoir accompli ? « Je n’ai pas la réponse, admet Géraud Létang. Cet aspect sacrificiel de l’agent du renseignement militaire est tragique : il fournit des informations qui peuvent le faire tuer et il est parfois effectivement tué sans savoir si l’information a pu être exploitée. Dans le cas de Vox et Kalo, c’est d’autant plus tragique puisqu’à 15 jours près, ils auraient pu être libérés par des troupes alliées débarquées en Provence. Cela aurait été une revanche formidable sur la répression dont ils ont été victimes. Encore une fois, les Trolley de Prévaux ont fait se rencontrer deux univers que tout opposait a priori : la passion amoureuse et le renseignement. »