Vivre par la mémoire

Marie-Thérèse n’a que 4 ans au moment de la Libération. Elle vit alors dans un petit village de la Manche, à proximité de Saint-Hilaire-du-Harcouët. Elle se souvient des nombreuses nuits passées dans un tunnel ferroviaire, de la cache d’enfants juifs, de l’arrivée des Américains, mais aussi de l’oncle résistant et de belle-famille tzigane internée ou déportée.

Marie-Thérèse en compagnie de sa mère et de son beau-père après la guerre. © Archives personnelles de Marie-Thérèse

La famille Cavalière vit depuis avec la mémoire de l’Occupation et de la Libération. Des souvenirs qui ont profondément marqué la famille, génération après génération.

Vous viviez à proximité d’une ligne de chemin de fer, avez-vous été victime de bombardements ?

Ma mère était toute seule avec ses trois filles, parce que mon père nous avait abandonnés. Au moment du débarquement, il y avait un cultivateur qui était ami avec mon père et ma mère. Quand ça craquait dur, il venait nous chercher et on couchait sous le pont de chemin de fer. Alors ma sœur cadette et moi, on couchait dans des mangeoires à chaux qui étaient suspendus auprès des murs. Et puis ma foi, quand ça s'arrêtait, on sortait et on retournait à la maisonnette.

Un jour, le cultivateur vient et dit à ma mère, « Tiens, Angèle, il faut venir parce qu'on va recoucher là-bas. J’ai peur que ça re-pète ». Le lendemain, quand on se réveille, il y a un campement d'Américains dans le champ, derrière la maison.

Quels sont vos souvenirs de la Libération ?

Quelques jours après, une bombe est tombée derrière la maison. Mes deux sœurs et moi, on s’amusait dessus. Elle avait perdu son percuteur en route, heureusement mais on ne le savait pas. Et puis on a vu des soldats arriver - ça devait être des Américains – qui nous ont fait signe de partir. Ils étaient contents que la machine ait perdu son percuteur... Et nous, on a eu des friandises à gogo.

« Quand le conducteur de train jetait deux briques de charbon dans le fossé, ça voulait dire qu'il nous amenait deux petits réfugiés, deux petits juifs »

Avez-vous d’autres souvenirs de la guerre ?

On a eu des réfugiés, des petits juifs. Il y en avait deux par deux ou trois par trois qui venaient. C’était celui qui conduisait le train qui nous les descendait. Alors, il donnait un tout petit coup de klaxon et il nous jetait deux briques de charbon dans le fossé. Ça voulait dire qu'il nous en amenait deux, deux petits réfugiés. Et quand c'était de l'autre côté, c'est lui qui s'arrêtait, qui les reprenait et puis qui repartait sur Paris.

Je m’en rappelle parce que ma sœur et ma mère me l'expliquaient. Et un jour, on avait quatre, cinq petits réfugiés. Ma mère, pas tellement d'argent pour manger. On avait du porc à l'époque. Alors elle leur disait toujours, qu'est-ce que vous voulez manger les gars ? Du porc, du lard ou du cochon ? Alors il disait chacun leur truc. Ça venait à la rigolade. Et puis, un jour, bon ben, ils repartaient. On était sans petits réfugiés.

Ma mère, elle avait un caractère qui faisait que pour elle, c'était normal. Parce que nous, toutes petites, quand elle nous en parlait, pour elle, c'était normal. C'était un truc qu'il fallait qu'elle fasse.

Qu’avez-vous fait après la guerre ?

A la Libération, comme mon père nous avait abandonnés - de toute façon, on ne l'a jamais revu -, ma mère et moi, on est partis de là-bas. Ma mère disait : “on n'a plus rien ici, allez, on s'en va.” On est venus habiter au Mans. Et puis, c'est là que je suis arrivée, à l'âge de 13 ans, sur les fêtes foraines. On faisait les fêtes. Parce qu'il n'y avait pas de boulot, il n'y avait rien du tout, alors il fallait faire quelque chose.

 

Pourquoi avoir répondu à l’appel à témoins ?

Petite-fille Cavalière : mon grand-père nous disait « oublier peut-être, pardonner jamais ». Il était beaucoup plus vieux, mais c'était un truc de famille. Cette citation-là, on l'a toujours eu un peu en nous. C'est pour ça que j'ai répondu à l'appel, parce que même si le témoignage de ma grand-mère est minime, je me suis dit « moi, j'ai 19 ans, je suis petite fille de rescapé du bombardement, de la libération et arrière-petite-fille de résistante. » Et pour moi, c'est important de pouvoir retranscrire la mémoire pour les générations futures. Peut-être que nos grands-parents, comme ma grand-mère qui était petite, ne s'en rendent pas compte, mais pour moi, c'est un devoir extrêmement puissant qu'on doit transmettre au monde.

« le jour où j'ai mon permis, j'aimerais qu'on fasse Oradour-sur-Glane”, et j'aimerais ensuite monter en Pologne pour voir Auschwitz. »

Fille Cavalière : C’est important de se souvenir, déjà parce que mon père a connu cette période, mais aussi parce qu’il se passionnait. Moi, je me rappelle, quand j’avais 18-20 ans et qu’il voyait un musée, il disait « tu m'emmènes ? » Il fallait qu'on y aille…

Un jour, à Forges-les-Eaux, on voit une aile d’avion. Il me dit « si on a le temps, on va s'arrêter là ». C’était un musée qui venait d’être inauguré. Et c'est là que je me suis vraiment rendu compte de ce qu’il s’est passé. Quand on va voir les plages du département, la Pointe du Hoc, on sait qu’il y a eu le débarquement, qu’il y a eu la guerre. Mais là, c'est vraiment les horreurs.  Au musée de Forges-les-Eaux, c'est la première fois que je voyais une transcription d'une chambre de concentration, des vêtements qu'ils portaient, la violence que les êtres humains peuvent donner à un peuple. C'est là vraiment qu'on réagit. Mon père, il me disait : « T'as vu ? T'as vu ? ». « Oui, j'ai lu, oui, oui ». Et là, il m'expliquait. Je me rappelle qu’en rentrant, on était à la librairie, et il m'a acheté le journal d'Anne Franck. Parce qu'il fallait que je sache.

Petite-fille Cavalière : J’ai un projet… J'ai dit à ma mère, “le jour où j'ai mon permis, j'aimerais qu'on fasse Oradour-sur-Glane”, et j'aimerais ensuite monter en Pologne pour voir Auschwitz. On a de la famille qui y est partie, du côté de la belle-famille. Ils étaient tsiganes. Une partie de la famille a été déportée à Auschwitz, l’autre partie a été internée à Montreuil-Bellay. Ma mère l'a fait quand elle était plus jeune. J’aimerais y aller pour comprendre. Pour moi, c'est un projet presque de vie, en fait. C'est important de comprendre ce que des membres de la famille ont pu vivre…

Vos aïeuls ont-ils parlé facilement de leur expérience de la guerre ?

Grand-mère Cavalière : Mon grand-père Barré était militaire à l’époque. Il faisait son service militaire. Et il a été fait prisonnier quand les Allemands sont arrivés. Mais il a réussi à s’évader et, comme il était recherché, il est rentré dans le maquis, dans le Jura. Il a rejoint ensuite la 2e DB dans le Midi. Mais mon grand-père Barré, que j'ai connu, n’a jamais parlé du maquis. Non. Il m'a parlé de la période où était militaire, il m'a parlé de la période où il a rejoint la deuxième DB, où il a été blessé, où il a été soigné à Biarritz… Mais pas dans le maquis.

Comment expliquez-vous ce silence ?

Petite-fille Cavalière : Je pense qu'ils ont tellement vu d'horreur... Ils ont peut-être aussi fait des choses inimaginables pour nous. Que ce soit du côté allié comme occupant, il n'y a pas eu de belles choses. Je ne pense pas qu'ils ont honte de ce qu'ils ont fait, mais je pense que, à leurs yeux, c'était peut-être inhumain ce qu'ils faisaient, mais c'était pour quelque chose. Alors, peut-être, ils ont sacrifié une partie d'eux pour nous. Et c'est pour ça qu'ils n'ont pas voulu en parler, pour ne pas nous faire peur, pour ne pas se remémorer ce qu'ils ont pu faire, ce qu'ils ont pu vivre. C'est comme ça que j'explique le silence. C’est l’omerta.

Fille Cavalière : Par contre, on a toujours respecté ce silence. On a accepté ce qu'ils nous racontaient.

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