Le 2e bureau, matrice du renseignement militaire contemporain : l’affaire Dreyfus (2/7)

Direction : DRM / Publié le : 06 mai 2024

[SERIE] L’histoire du renseignement militaire nous rappelle combien le renseignement est un métier vieux comme la guerre, et comment il lui est intrinsèquement lié. Cette histoire, dont la Direction du renseignement militaire est aujourd’hui l’héritière, peut être retracée en sept épisodes. Le deuxième nous plonge à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, en pleine affaire Dreyfus.

L'ambassade d'Allemagne, hôtel de Beauharnais, rue de Lille, à Paris, fin XIXe siècle. © gallica.bnf.fr - Bibliothèque nationale de France.

Créé en 1871 aux lendemains de la défaite militaire contre la Prusse, le 2e  bureau de l’état- major général est chargé de centraliser, de coordonner et de commander l’ensemble des actions de renseignement au sein des forces armées. Il en assure ainsi l’exploitation en s’appuyant sur sa section de la statistique chargée du recueil du renseignement, rebaptisée « section de renseignement » ou « section de recherche » en 1899. Le 2 bureau reçoit également les renseignements transmis par les attachés militaires, les missions militaires à l’étranger, la presse étrangère et les autres ministères. Le 2e  bureau est également constitué d’une section de centralisation du renseignement chargée du contre-espionnage.

Dans un contexte particulièrement tendu avec l’Allemagne, le 2e  bureau recrute une femme de ménage française à l’ambassade d’Allemagne, à Paris. En septembre 1894, celle-ci transmet à son officier traitant, le commandant Henry, un bordereau trouvé dans la poubelle de l’attaché militaire allemand. Ce document atteste qu’un traître, au sein de l’état-major français, livre des secrets à l’attaché militaire allemand. Ces éléments, qui viennent confirmer les soupçons du 2e bureau1, sont portés à la connaissance du ministre de la Guerre. Une enquête est ouverte.

Une enquête dévoyée par des biais cognitifs

L’enquête est conduite par des personnels de l’état-major général. Au regard des documents évoqués dans le bordereau, il est déduit que son auteur est un officier d’artillerie ayant été stagiaire à l’état-major. Le capitaine Dreyfus est immédiatement soupçonné. Sa confession juive et son origine alsacienne viennent renforcer les soupçons, dans une époque marquée par l’antisémitisme.

Deux biais cognitifs majeurs faussent ainsi l’analyse dès le début même de l’enquête : la « corrélation illusoire » et le « biais de croyance » (origines alsaciennes et juives) et l’« heuristique de disponibilité » (profil du présumé coupable). Sur ces bases fragiles et peu probantes, le « biais de croyance » (antisémitisme) couplé à « l’heuristique de disponibilité » (un coupable potentiel ayant été identifié, l’enquête n’a plus de raison d’être) conduisent à la condamnation du capitaine Dreyfus le 22 décembre 1894. L’état-major applique alors un autre biais cognitif (« renseigner pour plaire ») consistant à déformer les renseignements en vue de satisfaire aux attentes de leur destinataire. L’état-major procédera en effet ainsi en constituant un dossier secret avec des documents peu probants et une authenticité douteuse pour s’assurer de la condamnation effective par la Cour.

La contre-enquête du chef du 2e  bureau

Afin d’éviter la révision du procès demandée par la famille Dreyfus et relayée par les médias, le chef de l’état-major général demande au commandant Henry de « gonfler » le dossier d’accusation. Le nouveau chef du 2 bureau, le lieutenant- colonel Marie-Georges Picquart, analyse le dossier. Il est étonné par sa faiblesse et décide de rouvrir l’enquête. Il se fait directement livrer l’ensemble des documents interceptés à l ’ambassade d’Allemagne, parmi lesquels une correspondance de l’attaché militaire allemand avec un officier français, le commandant Esterhazy. Au fil de ses investigations, Picquart découvre qu’Esterhazy est criblé de dettes, qu’il a connaissance de l’ensemble des éléments mentionnés dans le bordereau de l’ambassade d’Allemagne et qu’il est en contact régulier avec l’attaché militaire allemand…

Le lieutenant-colonel Picquart transmet les résultats de sa rigoureuse contre- enquête à sa hiérarchie. Laquelle tente d’étouffer l’affaire en le mutant et en faisant fabriquer un faux censé accuser Dreyfus. Au bout de dix ans de procédure et de crise politique, les éléments de Picquart permettront finalement la réhabilitation et la réintégration du capitaine Dreyfus en 19062. Le travail du chef du 2e  bureau, réalisé dans un contexte professionnel hostile, apparaît comme un modèle pour les analystes des services de renseignement, tant par sa rigueur que par son contournement des biais cognitifs.

Le lieutenant-colonel Marie-Georges Picquart, chef du 2e bureau de 1895 à 1896. © DR

1 Louis Leblois, « L’affaire Dreyfus ; l’iniquité, la réparation, les principaux faits et les principaux documents », Théolib, coll. Résistances, 2012 (1re  éd. 1929 Aristide Quillet).

2 Le lieutenant-colonel Picquart avait communiqué sa contre-enquête au camp dreyfusard. Muté en Tunisie puis condamné pour faute grave en 1898, il sera ensuite incarcéré puis réhabilité et réintégré en 1906.

 

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