Afghanistan : premières leçons d’une défaite

Le 30 août 2021 marque le départ des dernières troupes américaines d’Afghanistan. Après 20 ans de guerre et d’occupation, les Talibans ont remporté la victoire et infligé une humiliation aux États-Unis, alors que ces derniers étaient numériquement et matériellement infiniment supérieurs. Ce Biblioveilles propose une liste de références récentes qui développent une analyse de cet échec et de ses conséquences afin de mieux comprendre pourquoi la première puissance du monde a perdu...

Biblioveilles © CDEM

« La guerre de vingt ans […] est […] un drame bien réel, non linéaire, qui a charrié son lot de victimes des contreforts de l’Hindou Kouch aux plaines de Mésopotamie en passant par les déserts du Sahara et les métropoles de la vieille Europe. » (p. 13)

La guerre de vingt ans s’est imposé comme un ouvrage de référence sur la lutte menée contre le terrorisme islamique par les puissances occidentales depuis les attentats du 11 septembre 2001. Marc Hecker, directeur de publication à l’IFRI et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère, et son co-auteur Élite Tenenbaum, directeur du Centre des Études de Sécurité de l’IFRI, ont eu la volonté de traiter du phénomène de façon globale. L’intervention américaine en Afghanistan est donc replacée dans le contexte de celle qui a eu lieu en Irak et de celle menée par les Français au Sahel. Tous ces théâtres sont des lieux d’affrontement entre des armées occidentales supérieures en matériels et en hommes mais faisant face à des forces djihadistes déterminées et protéiformes. L’échec du state-building aboutit partout à un enlisement inexorable. En raison de la crise de 2008 et du revirement géopolitique contre la Chine, jamais les États-Unis ne se sont donné les moyens nécessaires pour appliquer la stratégie de contre-insurrection mise en avant par McChrystal et Petraeus. Les accords de Doha ont fini par entériner l’échec d’une reprise en main de la situation en Afghanistan.

La Guerre de vingt ans se distingue des autres ouvrages sur ce thème parce que ces analyses bien connues y sont détaillées avec une grande précision et que les auteurs s’attachent à décentrer le regard de l’Afghanistan pour observer toutes les conséquences survenues suite à l’intervention de la coalition menée par Washington. Publié quelques mois avant le retrait définitif des Occidentaux du pays, l’ouvrage présage que les Talibans devraient éviter de reconstruire un sanctuaire djihadiste afin de s’épargner des représailles des États-Unis. Néanmoins, ce nouveau gouvernement pourrait toujours constituer un facteur potentiel de déstabilisation, d’autant que la violence persistera dans le pays en raison de ses divisions internes et de l’influence potentiellement néfaste des puisses régionales qui l’entourent.

« Si les opérateurs internationaux soutiennent en principe les institutions afghanes, ils travaillent surtout contre l’État, ce qui explique l’échec de la construction étatique. » (p. 23)

Professeur de science politique à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et directeur du programme européen ERC Social Dynamics of Civil Wars, Gilles Dorronsoro s’attelle à une analyse très critique du gouvernement mis en place par la coalition occidentale pour montrer comment ce dernier a échoué dans l’établissement d’un système politique démocratique. Sa critique commence par dénoncer l’incapacité des intellectuels occidentaux à produire une pensée sur l’Afghanistan qui ne soit pas entachée de néo-colonialisme et d’orientalisme. De fait, le mouvement Taliban ayant été très mal analysé au début de la guerre, son caractère idéologique et très organisé ainsi que sa capacité à établir une emprise forte sur la société afghane ont été gravement sous-estimés. Ces erreurs ont lourdement pesé sur l’élaboration de la stratégie des États-Unis qui, du fait de son inadaptation à la situation de l’Afghanistan, a accru la déstabilisation de la région.

Quant au gouvernement transnational mentionné dans le titre du livre, il a eu l’effet inverse de celui qu’il était censé produire : plutôt que d’établir un régime démocratique fort, il a contribué à déstructurer le pays au niveau institutionnel, économique et social. Soutenu par les Occidentaux, le gouvernement de Kaboul, « ni démocratie achevée, ni autoritarisme assumé » (p. 24) est incapable de tenir sans les investissements internationaux ainsi que l’aide de l’armée américaine et des milices privées. Cette situation aboutit in fine à un accroissement de la violence dans la société qui a favorisé le retour des Talibans. C’est sans doute là que réside tout l’intérêt de l’ouvrage de Dorronsoro : grâce à son approche de politiste, il décrit avec précision tous les échecs de la construction étatique en Afghanistan, échecs qui ont pesé lourdement sur l’issue de la guerre.

« Les talibans n’ont pas gagné parce qu’ils étaient les plus forts mais parce que leurs adversaires étaient faibles, incapables, bi-ghayrat – sans honneur. » (p. 181)

Jean-Pierre Perrin, grand reporter pour Libération et fin connaisseur du Proche-Orient, du Moyen-Orient et de l’Afghanistan, propose une analyse des raisons qui ont abouti à l’échec de l’intervention américaine en Afghanistan. Ainsi, l’incapacité des États-Unis à définir une ligne stratégique claire, leur méconnaissance du terrain afghan et le manque d’implication de leurs soldats et de leur population ont entraîné une défaite qui n’avait rien d’inéluctable. Perrin critique sévèrement les approches adoptées dans le but de combattre les Talibans ; même la doctrine de contre-insurrection mise en avant par les généraux McChrystal et Petraeus est considérée par l’auteur comme inadaptée au théâtre afghan. Il résulte de cet échec une reconfiguration géopolitique profonde de l’Asie centrale qui, pour des raisons différentes, sert surtout les intérêts de la Chine, du Qatar, du Pakistan et de la Russie.

Avec un style vivant, le livre de Jean-Pierre Perrin établit un constat très critique et assez complet du retrait américain, émaillé çà et là d’anecdotes très révélatrices sur les erreurs commises par les États-Unis. On pense notamment aux paroles de Donald Rumsfeld, secrétaire d’État à la Défense, qui s’écrie après le 11 septembre 2001 : « Mettez le paquet ! Balayez tout, que cela ait un rapport [avec les attentats] ou pas. » (p. 99). On aurait néanmoins apprécié que le propos soit un peu plus structuré, l’auteur enchaînant parfois ses idées sans qu’une logique claire ne sous-tende son argumentation pourtant très pertinente.

« […] face à mon regard étonné, il insiste : les Taliban (sic) jugent bien. Pire, ils jugent mieux, mieux que les hommes du gouvernement. » (p. 19)

Adam Baczko, chargé de recherche au Centre de recherches internationales du CNRS, étudie l’échec du nation-building occidental en s’intéressant aux tribunaux talibans. Dépassant l’idée reçue selon laquelle un système juridique fonctionnel ne peut exister qu’en temps de paix, l’auteur montre comment les Talibans sont parvenus à obtenir l’adhésion des populations afghanes en rendant une justice bien plus proche de leurs valeurs et plus efficace que celle qui était tenue par le gouvernement afghan avec l’aide de la coalition occidentale. Ainsi, les tribunaux talibans parvenaient à avoir un ordre juridictionnel rigoureux, à être accessibles et bien organisés, tout en subissant les contraintes inhérentes à la situation de guerre du pays. Leur légitimation venait aussi du fait que les juges de ces tribunaux étaient diplômés d’écoles de droit islamique situées hors de l’Afghanistan mais respectées par ses habitants. N’étant pas formés par des Talibans, ils étaient perçus comme impartiaux, à l’opposé de la justice népotique et corrompue des gouvernements d’Hamid Karzai et d’Ashraf Ghani qui n’était de toute façon accessible qu’aux plus aisés des Afghans.

Basé par une enquête approfondie menée sur le terrain, l’ouvrage d’Adam Baczko expose avec clarté tous les aspects de ces tribunaux qui, même aux yeux des habitants fermement opposés aux Talibans, parvenaient à rétablir un peu d’ordre dans la situation chaotique du pays. C’est en partie de cette façon qu’une armée inférieure numériquement et matériellement a pu saper l’autorité du gouvernement soutenu par les Occidentaux sur le plan politique et imposer progressivement son autorité et son système de valeurs.

« The cases in this study show that management of militias is a two-way street. Without reciprocity fr0m both sides – side patrons and local communities – militias will be free to prey on the population. » (p. 11)

Matthew P. Dearing, professeur associé à National Defense University, a choisi de centrer son étude sur les milices privées armées qui sont apparues en Afghanistan après 2001. 166 milices locales ont été dénombrées au début de l’intervention américaine, il y en avait entre 150 et 200 actives en 2020. Toutes n’ont pas été armées par Washington, mais les États-Unis se sont reposés sur certaines d’entre elles pour assurer l’ordre. Formées au sein de la population locale, elles étaient censées obtenir plus facilement l’adhésion des Afghans tout en réduisant les coûts de la présence étatsunienne. Néanmoins, la situation dégénérait très souvent, aboutissant à la constitution de groupes armés violents qui finissaient par être pires que les maux qu’ils étaient censés combattre. Le cas du « mouvement de Moqor » est à cet égard emblématique. Milice formée par des habitants se rebellant contre les Talibans, le groupe a commencé par assurer l’ordre et le fonctionnement de certaines institutions, avant de devenir une sorte de gang au comportement prédateur qui n’avait rien à envier à ceux qu’il avait chassés.

Dearing dresse toutefois un constat nuancé de ces milices privées. Si beaucoup d’entre elles ont effectivement dévié de leur objectif initial, certaines sont néanmoins restées fidèles à leur vocation première tout au long de leur activité. Ce qui les distingue des autres, c’est qu’elles émanaient de communautés extrêmement soudées qui avaient un réel contrôle sur ceux qui les protégeaient. Malgré leur mauvaise réputation, le cas des milices privées est ainsi bien plus ambivalent qu’on peut le penser de prime abord : dans les bonnes conditions, elles peuvent effectivement agir comme des gardiennes de l’ordre efficaces.

« There is a crisis within our military, in its relationship with itself – a crisis of confidence. » (p. 23)

Mara E. Karlin est actuellement conseillère américaine en matière de politique étrangère et de défense au sein de l’administration de Joe Biden. Par le passé, elle a été directrice des Études Stratégiques et professeure associée de la John Hopkins School of Advandec International Studies. Son livre a pour but d’analyser l’impact que la guerre en Afghanistan et en Irak a eu sur les États-Unis, que ce soit dans le domaine militaire, politique ou social. En s’enlisant dans un conflit sans fin alors qu’elle détenait la supériorité matérielle face à son ennemi, l’armée américaine a développé une forme de déni sur ses erreurs et de rancœur envers la population civile et le gouvernement local. De même, vingt années de guerre ont profondément changé la façon dont cette armée planifie, prépare et mène la guerre, ce qui inquiète Karlin car les nouveaux enjeux géopolitiques auxquels les États-Unis devront faire face pourraient n’avoir que peu de ressemblance avec les théâtres afghan et irakien.

Selon l’auteure, tout cela rend nécessaire une remise en question douloureuse mais indispensable. Par exemple, l’emploi de l’Air Force pendant les vingt dernières années a développé chez les aviateurs américains un sentiment de quasi invulnérabilité et les a déshabitués à agir dans un environnement moins permissif où existerait une menace réelle pour eux. Ces problèmes, qui se retrouvent sous diverses formes dans toutes les armées, doivent pousser les forces militaires américaines à porter un regard lucide et critique sur elles-mêmes. Pour le lecteur français, l’intérêt se situe dans la connaissance très poussée que Karlin possède de l’armée de son pays et de tous ses dysfonctionnements internes.

« … [L’]OTAN était sans doute inadaptée à une menace asymétrique qui tirait sa force de son enracinement dans la population, combinant coercition et proximité. » (p. 82)

Aujourd’hui consultant à l’international spécialisé dans le domaine de la défense, Jean-François Bureau a été secrétaire général adjoint de l’OTAN et directeur des affaires internationales d’Eutelsat. Selon lui, l’OTAN a clairement échoué à définir une stratégie cohérente pour l’Afghanistan et, par conséquent, à mettre en œuvre les moyens nécessaires afin de stabiliser le pays. La Force Internationale d’Assistance à la Sécurité (FIAS), formée par le Conseil de sécurité de l’ONU en décembre 2001 et dont le but était de sécuriser la région de Kaboul, n’a été prise en main par l’OTAN qu’en 2003. Ce n’est qu’à ce moment-là que son rayon d’action s’étend à toute l’Afghanistan, sauf que les Talibans ont alors eu le temps de renforcer leur présence au sud du pays. De plus, la guerre d’Irak mobilise des ressources supplémentaires, ce qui finit par montrer les limites des capacités dont disposent les États-Unis pour mener une guerre sur deux fronts aussi étendus. Par la suite les dysfonctionnements n’ont cessé de s’accumuler : communication contradictoire avec les résultats obtenus sur le terrain, efforts lacunaires pour former une armée nationale en Afghanistan, négligence de l’importance d’obtenir l’adhésion politique des populations locales, etc.

Étant donné qu’il s’agissait d’une intervention située hors du théâtre euro-atlantique et qu’il fallait combattre les Talibans aussi bien sur le plan militaire que sur le plan politique, l’OTAN s’est retrouvée dépassée. Jean-François Bureau en appelle donc à une plus grande adaptation de l’OTAN à des conflits hybrides dans lesquels de plus en plus de moyens non-conventionnels seront employés.

« Le déroulement de notre retrait d’Afghanistan a été un désastre et une trahison envers nos alliés qui va endommager les intérêts du Royaume-Uni pour les années à venir. » (p. 3)

La Commission des Affaires étrangères de la Chambre des communes a publié le 24 mai 2022 un rapport incendiaire sur le retrait du Royaume-Uni d’Afghanistan. Ses 12 membres (six conservateurs, quatre travaillistes, un nationaliste écossais et un indépendant) n’ont pas de mots assez durs pour décrire ce qu’ils considèrent comme le résultat d’échecs systémiques touchant aussi bien le renseignement, la diplomatie que la préparation du retrait.

La négligence du Foreign Office est particulièrement pointée du doigt. Le cas de Nowzad, association caritative britannique de protection des animaux basée à Kaboul, est particulièrement éclairant. Au moment d’élaborer l’ordre des évacuations, le Foreign Office ne juge pas ses membres prioritaires. Toutefois, il a été obligé de changer d’avis suite à un mystérieux tweet du Defence Secretary déclarant que Nowzad avait été autorisé à être évacué. L’association a alors été prise en charge et a mobilisé des moyens qui auraient pu être employés pour d’autres objectifs. Pour la commission, il s’agit d’une preuve du manque de coordination du gouvernement et de l’arbitraire de sa politique d’évacuation. Pire encore, le rapport dénonce le manque de remise en question du Foreign Office, qui n’a pris aucune mesure pour s’assurer que ce genre d’incidents ne se reproduise plus et dont certains officiels ont tenté de minimiser la gravité de ces erreurs pendant l’enquête menée par la commission.

Le rapport recommande au gouvernement britannique de rétablir les relations diplomatiques entre le gouvernement taliban et le Royaume-Uni dès que possible, sans quoi il sera difficile de venir en aide aux populations locales qui ont désespérément besoin d’un soutien humanitaire. De même, il est nécessaire que le gouvernement anglais, et en particulier le Foreign Office, identifie les défaillances de son système de prise de décision. Ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra atténuer les conséquences des erreurs qu’il a commises et qui, selon les membres de la commission, pèseront lourdement sur les intérêts britanniques en Asie centrale.

« Parfois, en diplomatie, les efforts permettent juste de retarder une issue inéluctable. Et notre travail est de recommencer. En Afghanistan, les puissances subissent le châtiment de Sisyphe. Par excès de bienveillance et de générosité, ou pour sanctionner leur hubris. » (p. 284)

Contrairement à ce que le titre du livre de David Martinon indique, Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul est un texte qui couvre une période allant de novembre 2018 au 29 août 2021. L’auteur, ambassadeur de France en Afghanistan depuis 2018, nous raconte son expérience sous la forme d’un journal de bord, en partant de son entrée en poste jusqu’au retrait de la coalition occidentale. Sur fond de la lente avancée des Talibans vers Kaboul, les évènements décrits montrent la confusion et l’urgence pour gérer l’évacuation du personnel et des ressortissants français présents sur le terrain. Tout cela est accompagné du regard critique de Martinon à la fois sur l’aveuglement de la communauté internationale, accrochée à l’idée que la situation est sous contrôle, mais aussi sur le gouvernement afghan et les warlords locaux qui perdent complétement pied face au déferlement taliban.

Le livre de David Martinon a le privilège d’être l’un des premiers ouvrages parus à se concentrer sur les évènements d’août 2021. Mais son mérite ne réside pas simplement dans le fait d’être à l’avant-garde : en livrant sa version des faits, Martinon donne à sentir le délitement d’une crise qui a commencé avant son entrée en poste et pour laquelle il estime n’avoir rien pu faire d’autre que de sauver ce qui pouvait l’être. Par nature subjectif, Les 15 jours qui ont fait basculer Kaboul constitue un livre passionnant pour ceux qui recherchent un récit détaillé de la conclusion précipitée de 20 ans de présence occidentale en Afghanistan.

(N.B. : toutes les références citées sont consultables au CDEM)

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