Économie de la défense et économie de guerre

Le 13 juin 2022, le président de la République française Emmanuel Macron annonçait au

salon Eurosatory l’entrée de son pays et de l’Union européenne dans une « économie de

guerre ».

Biblioveilles ©️BEM

Depuis, de nombreuses publications ont interrogé ce concept, la possibilité de

consolider les bases industrielles et technologiques de défense (BITD) française et européenne

et, plus généralement, ont cherché les moyens de conjuguer défense et économie d’une

manière plus appropriée à un monde où la haute intensité revient à l’ordre du jour sur le Vieux

continent et ailleurs.

Un concept en particulier jalonne ces réflexions, celui de

« l’autonomie », garant de la souveraineté, soit la possibilité pour les Européens de ne pas

dépendre des États-Unis pour assurer la stabilité et la sécurité de leur continent, quand bien

même ces derniers dirigeraient leurs efforts vers d’autres théâtres, comme l’Indopacifique, ou

en reviendraient à leur isolationnisme d’antan, ni de se trouver dans la main de pays hostiles

ou susceptibles de le devenir. S’agit-il, dans ce cas, d’économie de défense ou de politique ?

« A la rigueur, ce que je peux faire en tant qu’économiste, c’est illustrer des trajectoires et

des expériences »



L’auteur est titulaire de la chaire Économie de défense du Fonds de dotation de l’Institut des

hautes études de défense nationale (IHEDN).



En tant qu’économiste de la défense, Julien Malizard peut fournir une définition chiffrée de la

haute intensité, c’est-à-dire en dépenses de défense calculées dans l’absolu ou par rapport au

PIB. Une bonne connaissance des bases de données les plus pertinentes sur la durée lui fait

constater un paradoxe : les budgets de défense n’ont jamais été aussi élevés en valeur absolue

et aussi faibles en valeur relative. La comparaison entre les États-Unis et la Chine indique des

dépenses stables depuis la fin de la Guerre froide, avec des cycles pour les premiers et une

forte augmentation linéaire pour la seconde, sans ponction supplémentaire toutefois sur le

revenu national. L’Europe, après la véritable cassure survenue à la fin de la Guerre froide, a

connu une remontée grâce au desserrement de la contrainte imposée par la Banque centrale

européenne. L’auteur fait état d’une étude des besoins budgétaires de ce continent en cas

d’attaque de la Russie contre un membre de l’OTAN à hauteur d’environ 300 milliards de

dollars, soit 2,7 % du PIB. L’élément déterminant réside selon lui, au-delà de la brève volte-

face allemande, dans une trajectoire continue que seul le politique peut décider.

« Si la multiplicité des dispositifs de soutien à l’échelle nationale et supranationale (UE,

OTAN) témoigne d’un fort dynamisme en matière d’innovation de défense, elle pose

néanmoins la question de la pertinence de l’organisation de son écosystème, des éventuelles

redondances entre les multiples strates et, plus globalement, du rapport entre l’investissement

consenti (humain, organisationnel, technique et financier) , et les gains obtenus (contribution

réelle des innovations déployées à la défense et à la sécurité nationale). »



L’Institut Montaigne est un laboratoire d’idées d’inspiration libérale. Ses publications

comprennent notamment des rapports revendiqués comme exhaustifs, issus d’une réflexion

collégiale et ayant vocation à identifier des solutions de long terme. Dans le cas présent, le

groupe de travail concerné comprenait quinze membres, dont des chefs d’entreprises (parfois

après une carrière dans l’armée) et des enseignants de grandes écoles. Les auteurs n’hésitent

pas, dans la première partie, à employer l’expression de « modèle français » en matière

d’innovation de défense. En effet, le ministère des Armées répond bien, selon eux, au défi

actuel qui est la captation d’innovations issues du secteur civil. Ainsi, rappellent-ils, le chef de

l’Agence d’innovation de défense créée en 2018 a été propulsé au poste de Directeur général

de l’armement. Ils craignent cependant un décrochage face à la concurrence avec des startups

rachetées par des investisseurs étrangers. Les modes de contractualisation leur paraissent trop

rigides pour permettre l’insertion d’entreprises civiles innovantes. Ils reprochent aussi son

manque d’ampleur à la prospective du ministère des Armées alors qu’un programme

d’armement s’édifie dans la longue durée et voit ses coûts croître de manière non maîtrisée.

Ce tableau peut effrayer et contrarier les investisseurs, d’autant que les contraintes de

souveraineté s’ajoutent à des normes éthiques, environnementales et sociales toujours plus

sévères.



Six recommandations destinées à l’État concluent le rapport : développer une feuille de route

à un horizon de 25-30 ans, créer une « réserve innovation », renforcer l’Agence d’innovation

de la défense, soutenir les technologies duales, organiser la participation française aux appels

d’offre européens, consolider le continuum État/acteurs de l’innovation.

« This considerations suggest that existing EU initiatives are poorly calibrated. Some, at

least, appear to be trying to be everything to everyone, with little sense of what the highest-

priority defence capabilities are, how to ensure the delivery of competitive products, or how

to keep the key European players on board. »



Les auteurs sont des analystes spécialisés sur les questions militaires et de défense à l’IISS

(International institute of strategic studies) qui publie Survival.



La capacité de l’industrie de défense européenne est ici comparée à un véritable puzzle dans

lequel de nombreux éléments doivent s’agencer pour relancer la production, l’augmenter ou

reconstituer les stocks : usines, arsenaux, outils, infrastructures, personnel très qualifié,

matières premières. Les causes de ses difficultés seraient profondes : une baisse de la

demande intérieure à la fin de la Guerre froide, des progrès techniques très importants et des

règles d’exportation drastiques, au point qu’une réinitialisation culturelle (« cultural  reset »)

serait nécessaire. 



Plusieurs réponses sont envisageables, et avant tout une concrétisation ferme et durable des

promesses exprimées par des dirigeants politiques, souvent prompts à changer d’avis en

matière de défense si d’autres urgences se profilent, tel l’agenda de l’UE pour

l’environnement, le social et la gouvernance (ESG). L’exemple de l’Allemagne inciterait sous

cet angle les entreprises de défense à un certain optimisme, à condition de tirer parti d’une

hausse brutale du budget de la défense qui ne soit pas sans lendemain. La question des stocks

se révèle tout aussi brûlante et des efforts de planification, d’inventaire, de prévisibilité dans

l’édiction de règles d’exportation de la part de l’OTAN et des gouvernements devraient

découler logiquement de ces constats.

Le moment semble particulièrement choisi aux yeux des auteurs pour envisager des

coopérations européennes d’armement dépourvues du réflexe du « juste retour », le Fonds

européen de défense concernant la recherche et développement ne peut en effet produire ses

effets qu’à long terme. Le Renforcement de l’industrie de défense européenne par un accord

d’acquisitions en commun (EDIRPA) et le Programme d’investissement pour la défense

européenne (EDIP) répondraient mieux à l’urgence de la situation qui incite trop facilement

aux achats sur étagère auprès de pays tiers en mesure d’imposer leur contrôle sur des

technologies qu’ils ont créées. De ce point de vue, l’Initiative de bouclier du ciel européen

menée par l’Allemagne et à laquelle la France et l’Italie ont refusé de se joindre parce qu’elle

mettrait en cause leur capacité endogène en matière de défense antimissiles au profit de tiers,

aurait dû être évitée, d’autant qu’elle rassemble trop de participants pour être efficace à en

juger par les leçons du passé.



Les assertions selon lesquelles l’Europe serait entrée dans une économie de guerre ne sont à

ce stade que rhétoriques, faute sans doute d’une appréciation correcte de la gravité de la

menace pour le territoire couvert par l’OTAN. Si les États-Unis réalisent leur pivot vers l’Asie

et si l’Occident frémit à l’idée d’employer l’arme nucléaire contre une Russie qui lancerait

contre lui une attaque conventionnelle, la disponibilité d’armes classiques européennes

revêtira bien un caractère vital.

« The question for second-tier states is not wether to be dependant or independant, but

dependant on whom or, rather, how to mitigate their unavoidable dependencies in the

defense-industrial domain. »



Antonio Calcara est post-doctorant en relations internationales à l’Université d’Anvers. Luis

Simon enseigne cette discipline à l’Université libre de Bruxelles. Parmi les spécialistes des

relations internationales, un débat oppose les tenants de la mondialisation du commerce des

armements à ceux de l’autonomie, les premiers mettant en avant l’efficience et les seconds le

risque de dépendance. Les auteurs s’y inscrivent d’une certaine manière en tant que

ressortissants d’un petit pays de l’Union européenne. En effet, selon eux, le libre-échange

profite au pays qui dispose du plus grand marché intérieur, selon la logique « the winner takes

all » et les États-Unis font incontestablement figure de gagnant.



Calcara et Simon récusent la prééminence des facteurs mis en avant par leurs confrères : le

caractère plus ou moins étroit des relations entre l’État et l’industrie de défense ou la grande

politique choisie par le premier. Pour ce faire, ils opposent les exemples de la France et de

l’Allemagne, qui jouent en réalité sur deux tableaux (« two levels playing fields ») : soucieux

de leur autonomie à l’égard des États-Unis, ils défendent une forte intégration au sein de

l’Union européenne, à ceux des États-membres de second rang, par exemple ici la Suède et la

Pologne, qui refusent au contraire cette intégration et se tournent volontiers vers les États-

Unis en vue d’un rééquilibrage.



Trois sujets animent le débat à l’intérieur de l’UE : la gouvernance supranationale ou

intergouvernementale – et notamment au sujet de l’Agence européenne de défense ; le « juste

retour » ; l’ouverture du marché européen aux produits américains pour faciliter

l’interopérabilité (à l’instar du F35). Pour effectuer un classement rigoureux des États de

l’Union européenne et appuyer leur thèse, les auteurs examinent deux variables : les dépenses

de défense (surtout en recherche et développement) ainsi que les revenus tirés des

exportations d’armements. Cette répartition entre États de premier rang et États de second

rang permet de sérier les prises de position à l’égard du Fond européen de défense. La France

est à l’origine du FED, favorable à une gouvernance supranationale et à une exclusion des

États-Unis. L’Allemagne a exprimé les mêmes positions, avec des nuances attribuables à des

facteurs jugés secondaires par les auteurs. La Suède accepte le FED mais craint pour la

société SAAB les coopérations franco-allemandes en matière aérospatiale ; elle se méfie aussi

des critères d’éligibilité au FED car son industrie de défense est en partie contrôlée par des

pays tiers (États-Unis et Royaume-Uni). L’industrie de défense de la Pologne est quant à elle

faible et fragmentée, nourrissant sa crainte de devenir un pays de sous-traitance ; elle est donc

adepte des compensations, pourtant exclues par la Commission, et elle privilégie

l’intergouvernemental ou encore un FED inclusif. Les auteurs ajoutent que le type de relations

États/industrie aligne ces quatre pays différemment et que l’opposition entre atlantistes et pro-

européens souffre de nombreuses exceptions.



Pour finir, les deux auteurs soulignent les implications de leurs travaux, ayant soutenu la thèse

qu’une organisation régionale procure le meilleur rapport coût/bénéfices à ses membres

concernant le dilemme autonomie/efficience, que ce soit dans le domaine de la défense et

probablement dans d’autres secteurs.

« Le défi porte désormais sur la captation puis l’adaptation de ces innovations civiles aux

spécificités de la défense, signe d’une bascule du temps des spin-off (extensions à un usage

civil d’innovations conçues pour un usage militaire) vers celui des spin-in (captation des

innovations civiles pour les intégrer à un système de défense. »



Ingénieure en chef de l’armement et auditrice du CHEM et de l’IHEDN, l’autrice rappelle

qu’après la fin de la Guerre froide l’État a relâché ses liens traditionnellement étroits avec

l’industrie de défense, pour s’affirmer davantage dans un rôle de client, d’actionnaire et de

stratège en ce domaine, tandis que les entreprises se trouvaient incitées à exporter ou à

travailler en coopération. Le contexte actuel pousse au retour d’une « économie de guerre »

qui souligne l’enjeu fondamental de l’attraction des investissements privés pour une montée

en puissance rapide de l’industrie de défense. Ces investissements privés peuvent provenir des

revenus engrangés par les entreprises exportatrices mais surtout, selon l’autrice, des

établissements de crédit pourtant toujours aussi méfiants qu’en 1935. Du point de vue de

l’innovation, la recherche et développement de défense ne représente que 20 % du total.

Jacqueline Burin des Rosiers énumère et décrit en détail les leviers que l’État peut actionner

pour réaliser ses objectifs sans revenir à une époque révolue.

 

Elle appelle de ses vœux une attitude plus prévisible de l’État client, c’est-à-dire une plus

grande « visibilité » selon les termes du ministre des Armées, soit un horizon que la loi de

programmation militaire ne peut suffire à elle seule à éclairer. L’État investisseur dispose

encore de l’Agence des participations de l’État dont la défense et l’aéronautique représentent

le deuxième secteur après l’énergie et il a montré, dès après 1990, qu’il savait y recourir pour

cibler des objectifs stratégiques. Créée en 2012, Bpifrance privilégie les prises de

participation minoritaires d’une manière dont l’autrice loue la souplesse et la réactivité,

regrettant seulement que le fonds Definvest qui en dépend ne serve qu’aux start-ups qui ne

sont pas encore parvenues au stade de licornes. Les fonds d’investissements public-privé

comme Ace Aéro Partenaires, limité aux entreprises à caractère dual dans le secteur des

métaux et matériaux critiques, aident à consolider les fonds propres des PME et des ETI. En

tant que régulateur ou stratège, l’État met en œuvre des mesures fiscales, un contrôle export

et, concernant les investissements étrangers, des mesures visant à encourager les chaînes de

production. Dans ce contexte, l’innovation représente un cas particulier - au point d’avoir

suscité, dès 1990, le concept de « technologies critiques » dans l’administration américaine,

suivie par la France dans la loi PACTE en 2019 puis par la Commission européenne.



Les dispositifs ou outils créés et mis en œuvre par la France dans le domaine de la défense

comprennent les RAPID (Régime d’appui aux PME pour l’innovation duale), les ASTRID

(Accompagnement spécifique des travaux de recherche et d’innovation défense) ainsi que le

FID (Fonds d’innovation défense). Avec son guichet unique, l’AID (Agence d’innovation de

défense) offre un bon équilibre entre centralisation et subsidiarité. Une lacune subsiste

toutefois dans l’accompagnement des start-ups, que seuls les investissements privés peuvent

favoriser : ils sont réticents à s’engager dans le secteur de la défense, s’agissant d’un marché

qui n’offre de bénéfices qu’à long terme et au prix de l’obéissance à des règles juridiques

particulièrement contraignantes, auxquelles s’ajoutent des risques de réputation depuis la

création du CAC 40 ESG. L’autrice cite à ce propos le PDG de Thalès qui renverse

habilement la perspective en déclarant en substance que la sécurité est une condition

essentielle de la durabilité., satisfaisant ainsi à l’Objectif de développement durable de l’ONU

(objectif n°16).



En rupture avec la ligne de la BEI (Banque européenne d’investissements) qui s’obstine à

exclure la défense de ses investissements, le ministre français de l’Economie, des Finances et

de la Souveraineté industrielle, l’un des gouverneurs de cette institution, pourrait donner cette

nécessaire impulsion.

La revue à comité de lecture de l’éditeur Routledge Defence and peace economics paraît sous

ce titre depuis 1994. Désormais classée par la section 37 du CNRS (économie et gestion),

cette revue académique de référence publie en anglais six à huit numéros par an riches chacun

d’une dizaine de contributions passées au crible des pairs. Les auteurs sont des chercheurs en

économie de la défense, de la sécurité, du désarmement, des conflits et de la paix. L’ambition

de ce périodique est de fournir un panorama des derniers développements de la science

économique, au sens le plus rigoureux du terme, dans un domaine, la défense, dont la

spécificité est constamment interrogée. Les articles sont dépouillés dans l’archive ouverte

internationale en sciences économiques RePeC (Research Papers in Economics) et diffusés

sur son portail EconPapers. Ce Biblioveilles est l’occasion de relever certains articles parus

depuis un an.

« This article aims at explaining why MBDA was created, how the merger of legacy activities

was able to engender an integrated industrial model and what are the limits resulting from

the lack of a unique regulatory framework at the European model. »



Enseignant l’économie de défense à Brest et à Grenoble, l’auteur a calculé que les spécificités

de la société MBDA, issue de la fusion des principaux acteurs du secteur des missiles de part

et d’autre de la Manche il y a vingt ans, en font un concurrent sérieux pour ses équivalents

américains, chinois ou russes. Il s’agit d’un pur produit du contexte de l’après-Guerre froide

lorsque les budgets de la défense diminuaient et que la technologie progressait à une vitesse

fulgurante ; cette dynamique a restreint les marchés intérieurs et poussé aux exportations mais

a surtout incité aux consolidations.



La réussite relative du groupe tient, selon Renaud Bellais, à la réalisation du programme de

missiles de croisière SCALP EG/ Storm Shadow. Un degré d’interdépendance assez poussé a

été obtenu grâce à une volonté politique forte et une véritable vision industrielle. L’état

d’esprit de la Déclaration de Saint Malo en 1998, prolongé par les accords de Lancaster

House de 2010 (qui conféraient une vigoureuse impulsion à la coopération industrielle) et par

l’accord de 2015 (qui créait des centres d’excellence) a abouti à une intégration inégalée entre

la France et le Royaume-Uni, avec élimination des redondances et interdépendance obtenue

dans certains domaines. Les exportations de missiles étaient d’autant plus nécessaires pour

maintenir une masse critique qu’une logique fondée sur la demande et non sur l’offre est peu

appropriée au secteur de la défense.



Le contexte général de l’Europe reste cependant celui d’une fragmentation de la demande et

de l’offre en matière d’armement. Si l’Agence européenne de défense, créée en 2004, n’a pas

réussi à créer une BITD européenne - chaque programme continuant à dépendre de la volonté

étatique -, le Fonds européen de la défense fournira peut-être l’occasion d’un progrès en ce

domaine.

« Evolution of an efficient international division of labour is hampered by the arbitrary

inclusion into the supply chain of relatively inefficient companies simply to acheve pre-agreed

national work quotas. »



Les auteurs, issus de l’Académie de défense britannique à Shrivenham, interrogent une

opinion communément admise selon laquelle les coopérations européennes en matière

d’armement entraîneraient des économies budgétaires. Les péripéties de l’Eurofighter

Typhoon, vues ici du côté britannique, montrent que la pratique a contredit cette assertion. La

science économique, qui envisage de nos jours les chaînes de valeur entières au lieu de se

contenter des entreprises-vedettes, a-t-elle quelque chose à apporter à cette réflexion,

notamment en ce qui concerne la défense ? Par exemple, la coopération multinationale réduit-

elle les coûts de production ? En fait, elle est à l’origine d’onéreux délais dont l’importance

est proportionnelle au nombre de participants. La division du travail chère à Adam Smith

tient-elle ses promesses ? En réalité, chaque pays craint de perdre ses capacités et tient à ses

chaînes de valeur.



Le Typhoon rassemblait le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie et devait apporter

une capacité air-air contre l’URSS. L’accord a été signé en 1985 et la fin du programme

interviendra en 2030. L‘établissement, dès l’origine, d’un partage du travail (« workshares »)

correspondait plus à une logique de cartel qu’à une application de la théorie d’Adam Smith et

les Britanniques se sont sentis à la fois bridés dans leurs compétences et, en même temps, en

première ligne face aux risques induits par les exportations. BAES a instauré une véritable

gouvernance de sa chaîne de valeur, soumettant ses sous-traitants à une réelle concurrence.

L’examen de la chaîne de valeur du Typhoon montre la complexité de sa gouvernance,

juxtaposant une couche politique et une couche économique, source potentielle de

« réunionite », et surtout une allocation des fonds arbitrée selon des considérations de justice

taxées ici d’artificialisme. Si les accords de Lancaster House de 2010 laissaient espérer une

coopération franco-britannique en matière d’avion de combat, la revendication française

d’autonomie stratégique et le Brexit ont finalement abouti au lancement de deux programmes

concurrents de sixième génération : le SCAF franco-allemand en 2016 et le Programme

d’acquisition en matière de combat aérien, le Tempest, en 2018. Ce dernier serait

actuellement en phase de conception et attribuerait la priorité au logiciel sur le matériel,

laissant entrevoir la perspective de coûts moindres renforcée par l’utilisation prévue de

l’impression 3D.

« Norman Augustine identified a distinct category of technology-intensive military

investments labelled here as Augustine investments. Applied to weapons systems, he famously

asserted that the long-run trend of rising (nominal) unit costs of military capital equipment

would eventually lead to smaller armed forces and « economic disarmament »



Norman Augustine a pronostiqué en 1997 que des systèmes d’armes extrêmement

sophistiqués et coûteux feraient l’objet d’achats en nombre de plus en plus réduits, au point

que les armées américaines se partageraient un seul avion à l’horizon 2054. Reprenant la

logique d’Augustine qui traitait ces armements comme des investissements spécifiques où le

bénéfice espéré justifie la prise de risque, les auteurs cherchent une explication à ce

phénomène, excluant toute « mentalité d’ingénieurs ». Il s’agit plutôt, selon eux, d’une

« mentalité de militaire » qui, face à l’extrême incertitude du champ de bataille, accepte toutes

sortes d’options à utiliser « au cas où ». Ces technologies peuvent être incrémentales ou

disruptives, notions relatives, c’est-à-dire faire faire des progrès plus ou moins importants à

l’utilisateur, quel qu’il soit, État puissant ou organisation jihadiste.



Les auteurs appliquent le modèle d’un auteur du nom de Lancaster, qui a réfléchi sur

l’amenuisement de la frontière entre investisseur et consommateur et la baisse du prix des

technologies quand elles sont groupées dans un seul objet. Dans ce cas, faut-il craindre une

course aux armements ? Une autre manière d’aborder le sujet est celle de « l’option réelle ».

Le premier choix de l’acheteur serait entre une direction générale, possiblement disruptive ou

un but précis, incrémental. Dans le premier cas, le retour sur investissement serait énorme et

le coût budgétaire réduit. La spécificité du matériel militaire est sa dépendance à l’égard de

l’État, acheteur avec les deniers des contribuables et émetteur de restrictions à l’exportation.

« This article aims to study the dependency of the EU’s defence-industrial supply chain along

three dimensions, thereby providing a detailed insight into the wide spectrum of strategic

autonomy. We investigate the following dimensions: (1) non-EU ownership of EU defence

firms, (2) non-EU success in EU security and defence tenders, and (3) non-EU participation

in the supply chain of collaborative EU defence programmes. »



Les auteurs sont des économistes, enseignants à l’Université libre de Bruxelles et, pour le

dernier, à l’Académie militaire royale de Bruxelles. La Boussole stratégique, plan d’action de

l’Union européenne dévoilé le 21 mars 2022, préoccupe les économistes par l’accent mis sur

le développement d’une BITD européenne. En premier lieu, ils se demandent si les

principales entreprises de défense européenne ne sont pas en partie possédées par des acteurs

de pays tiers, compte tenu surtout de la complexité d’un secteur qui a connu de multiples

concentrations et prises de participations depuis la fin de la Guerre froide, compte tenu

également de points de vue différents en ce qui concerne les champions nationaux. Le résultat

des soigneux calculs des auteurs donne globalement 25 à 30 % de participations étrangères

mais réversibles et contrôlables. En second lieu, les candidatures aux marchés publics

européens concernant la défense sont scrutées avec la même rigueur. Le rapport moyen est de

trois offres pour une soumission mais, à côté de la quantité, se posent les questions de la

qualité et de la tendance, celle-ci devant être inversée pour satisfaire les exigences de la

Boussole stratégique. En troisième lieu, les chaînes d’approvisionnement, généralement

passées sous silence au profit du produit fini, reçoivent ici une attention d’autant plus

méritoire que les sources sont parfois classifiées et souvent incomplètes ou éparses. La

concentration sur quatre programmes aéronautiques et leurs nombreux sous-traitants montre

que les fournisseurs non européens restent et resteront indispensables. Dans l’immense

majorité des cas, ce sont des Occidentaux mais la dépendance aux matières premières requiert

une vigilance particulière.

« This article contributes to the knowledge of military expenditure in three ways. First, it

provides an overview of the developments in military spending during 2022, globally, in the

world main regions and by the major military spenders. Second, the article investigates the

immediate effect of Russia’s invasion of Ukraine on military expenditure decisions in the

countries both near the conflict and sees Russia as a prominent threat. Central and Western

European countries precisely fit this classification. Third, one notable development in 2022

was the amount of military aid given to Ukraine to support its war effort. »



La question lancinante, pour les économistes, des déterminants des dépenses militaires trouve

quelques éléments de réponse dans cet article qui scrute dans le célèbre annuaire SIPRI

Yearbook des indices de la guerre en Ukraine. Par la même occasion, les auteurs, qui ont en

commun d’être des universitaires travaillant pour le SIPRI (Stockholm international peace

research Institute), guident l’apprenti-chercheur dans la lecture de cet imposant ouvrage.

Comme les montants sont exprimés de sept manières différentes, ils invitent à utiliser ceux

qui sont en dollars constants ou en pourcentage du PIB et à effectuer des corrections

logarithmiques compte tenu des écarts parfois exponentiels. Il s’agit d’être en mesure

d’effectuer des comparaisons dans le temps et dans l’espace.

D’un point de vue général, la croissance des dépenses militaires a été de 3,7 % en 2022 par

rapport à 2021, plafonnant à 2,2 % du PIB mondial. Celles des États-Unis, les plus élevées du

monde avec 877 milliards de dollars, n’ont augmenté que de 0,7 % et l’aide à l’Ukraine

représente 2,3 % de cet effort. Dans la mesure où les réponses notoirement lacunaires de la

Chine à l’organisme UNMILEX (UN report on military expenditures) peuvent être

complétées par des données disponibles sur les pensions des militaires retraités et des

estimations sur les dépenses relatives aux garde-côtes et à la recherche et développement, une

estimation à 73 milliards de dollars est envisageable. Avant 2022, date du début de ces

corrections, la courbe des dépenses militaires suivait celle du PIB. La méthodologie pour la

Russie date de 1998 et ses dépenses militaires augmentent depuis le programme de 2011 et

passent de 48 milliards de dollars en 2021 à 86 milliards en 2022, soit 9,2 % de plus. Y

regardant de plus près, les auteurs remarquent plusieurs révisions budgétaires à la hausse,

permises par les cours des matières premières et nécessitées par les acquisitions de matériels

et surtout les opérations militaires plus importantes que prévu. Cette tendance se poursuivra

certainement et sera surtout moins discernable de la part d’un pays de plus en plus opaque, ne

manquent-ils pas de faire observer. L’Ukraine offre un cas vertigineux : les dépenses

militaires y ont crû de 1.661 % depuis 2013 et surtout, elles représentent 34 % du PIB en 2022

contre 3,2 % en 2021. C’est l’Amérique du Nord, en comptant le Mexique où l’armée est

employée dans la lutte contre le banditisme, qui confère une tendance légèrement à la hausse

au continent américain. Les données concernant l’Asie entière ne sont disponibles que depuis

1989 mais révèlent une hausse imputable à la Chine, au Japon et à l’Inde. Ce tour du monde

se termine par l’Europe, dont les pays les plus proches du théâtre ukrainien (Finlande,

Pologne et Lituanie) sont les plus prompts à augmenter leurs budgets de défense. Cependant,

cette disparité pourrait être corrigée à l’avenir par le Fonds européen de défense qui, par

ailleurs, figure en tant que tel dans le SIPRI Yearbook.



L’aide militaire à l’Ukraine fait également l’objet, dans l’article, d’un calcul présenté avec

pédagogie et précision et c’est une valeur ajoutée à l’annuaire car ce type de donnée apparaît

dans les chapitres des donateurs, au nombre de vingt-cinq (les trois principaux étant les États-

Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne). Le calcul est fait sur la base du matériel de

remplacement, soit un total de 20,3 milliards de dollars. L’aide américaine passe par quatre

canaux dont le principal est le PDA (Presidential drawdown authority) qui, avec l’USAI

(Ukraine security initiative), figure dans le budget du Département de la Défense, les deux

autres dépendant du Département d’État. L’Union européenne coordonne son assistance

militaire à l’Ukraine grâce à la Facilité européenne de paiement créée en 2021.

[Toutes les références citées sont consultables à la bibliothèque de l’École militaire ou,

pour certaines, directement accessibles en ligne]

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