L’IRAN, enjeux et défis
Partie prenante des pourparlers qui, sans résultats probants jusqu’à présent, ont repris en avril 2021 à l’initiative du président Biden pour la renégociation de l’Accord de Vienne de 2015 sur le nucléaire iranien, l’Iran s’est également récemment illustré sur la scène internationale comme fournisseur de drones à la Russie en guerre contre l’Ukraine.
Sur la scène intérieure, le régime des Mollahs est depuis quatre mois ouvertement contesté par un nouvel épisode de manifestations populaires violemment réprimées.
Le Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies 2023 caractérise l’Iran comme un pays au système politico-économique bloqué dont le complexe obsidional « fabrique des crises extérieures pour s’en servir à l’intérieur et mieux réprimer toute forme d’opposition ». De quoi dépend en réalité aujourd’hui l’avenir de ce pays si important pour la stabilité du Moyen-Orient ? Ce Biblioveilles signale une sélection de publications récentes utiles à une meilleure compréhension des enjeux et défis de l’Iran contemporain et de leur appréhension par les dirigeants occidentaux.
« Au fond, quels sont les objectifs stratégiques de l’Iran ? Le premier d’entre eux consiste à garantir l’indépendance du pays et la survie du régime. »
Ce dossier rassemble de nombreuses contributions concernant divers aspects actuels de l’Iran, qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux mais également géopolitiques et stratégiques.
L’accent est mis sur le fossé qui se creuse à l’intérieur du pays entre des dirigeants conservateurs et une société qui a énormément évolué depuis 1979, les premiers soucieux de garder le pouvoir et maintenir un régime qui abreuve de prébendes ses soutiens, les seconds (jeunes et femmes en particulier) attirés par la modernité ou l’exil.
Un article de fond, par Pierre Pahlavi, décrit les constantes géopolitiques d’un pays-pivot de taille moyenne et à la civilisation brillante qui se sent isolé, enclavé, instrumentalisé. Va-t-il basculer vers l’Est ? La fin du dossier essaie de répondre à cette question fondamentale en interrogeant les relations diplomatiques de l’Iran avec les principaux acteurs régionaux (Irak, Liban, Syrie, golfe Persique) et mondiaux (Russie, États-Unis, Chine) sans oublier cet « étranger proche » formé par l’Afghanistan et le Pakistan. Outre ses capacités avérées dans le domaine de la cyberguerre, le dernier chapitre du dossier s’intéresse aux moyens militaires dont dispose le régime pour asseoir ses ambitions internationales, qu’il s’agisse de son arsenal balistique, du développement rapide et intense de la technologie dronique envisagée comme vecteur de puissance ou encore de sa stratégie maritime analysée comme « un élément parmi d’autres de la réponse militaire asymétrique de la République islamique » malgré les aspirations proclamées à une stratégie maritime globale. Si aucune contribution n’aborde spécifiquement le programme nucléaire et les négociations en cours à Vienne, ce sujet irrigue cependant tout le dossier.
« Cette nouvelle classe moyenne, à la fois mal connue et hétérogène, cherche à concilier l’héritage national et chiite, l’islam politique, et les ambitions scientifiques et technologiques d’une nation de 83 millions d’habitants dans un Moyen-Orient parcouru de conflits et marqué par la présence de l’Amérique, de l’Europe et de la Chine. »
Géographe, directeur de recherche émérite au CNRS et auteur d’une Géopolitique de l’Iran. Les défis d’une renaissance rééditée en 2016, Bernard Hourcade a dirigé l’Institut français de recherche en Iran. Dans ce numéro de la Documentation photographique consacré aux paradoxes et contradictions de la République islamique, il interroge la réalité sociale et culturelle de l’Iran contemporain qui fait interagir nation, islam et islamisme, ses équilibres territoriaux, son économie émergente entre nationalisme et mondialisation, sa résilience face aux nombreux événements dramatiques qu’il a traversés depuis 1979, ainsi que son statut de puissance régionale.
La société iranienne est de plus en plus citadine et instruite. Alphabétisée et souvent très bien formée, sa jeunesse se trouve cependant largement dépourvue de perspectives professionnelles. La vie économique demeure en effet en grande partie contrôlée par l’État et les élites dirigeantes, dont le puissant clergé chiite. La COVID ou le retrait des entreprises étrangères dans un contexte des sanctions internationales ont aggravé la situation matérielle de cette nouvelle classe moyenne d’origine populaire dont l’ouverture vers l’extérieur passe essentiellement par Internet.
La vision obsidionale d’un pays encerclé se décline désormais sur trois espaces distincts, associés chacun à une approche spécifique dans le cadre d’une stratégie de défense nationale valorisant guerre asymétrique et dissuasion. La défense des frontières est confiée à l’artesh, l’armée régulière ; la défense du modèle de la république islamique est confiée à la milice des Pasdarans, force d’élite politico-militaire qui cumule ainsi une compétence intérieure et extérieure dans le monde musulman ; la résistance aux puissances étrangères se fonde sur la dissuasion par un abondant arsenal de missiles de croisière et balistiques produits localement et le chantage au nucléaire militaire.
Une liste fournie de sources et ressources en ligne, films ou romans conclut utilement ce numéro.
« Il faut rester très prudent sur les possibilités de changement du régime et/ou d’intervention des forces politiques d’opposition à l’intérieur de l’Iran »
L’auteur est économiste, chercheur à l’IRIS. Son essai fait la part belle aux défis de l’Iran contemporain dont il brosse un tableau général, en s’attardant sur la nature politico-religieuse spécifique d’un régime nationaliste, en décalage croissant avec les aspirations d’une société en pleine transformation marquée par une « modernisation dans laquelle les femmes jouent un rôle clé ».
Il aborde également la politique étrangère de l’Iran et son ambition d’hégémonie régionale. Celle-ci a alterné des phases de radicalité et de pragmatisme, notamment dans son rapport au « Grand Satan » américain et sa gestion du dossier nucléaire, en fonction des luttes intérieures des factions au pouvoir, de l’intensité des sanctions internationales ou des difficultés économiques. La construction d’un « Axe de la résistance » au Moyen-Orient et le soutien très étroit au Hezbollah relèvent pour l’Iran d‘une affirmation de puissance, tout autant qu’ils recouvrent la crainte d’être à nouveau envahi tant « il est évident que la situation de quasi-colonisation de l’Iran au XIXe siècle et de « dépendance » vis-à-vis des États-Unis au XXe siècle a nourri un « nationalisme de résistance ».
Malgré la description d’une économie en crise, dans laquelle le dynamisme du secteur privé reflète celui de la population mais ne représente que 20% de l’économie, l’auteur insiste sur le potentiel à l’exportation du gaz naturel iranien. Le pays détient en effet les deuxièmes réserves mondiales, encore largement inexploitées mais que la situation en Ukraine pourrait valoriser à terme, en particulier auprès des Européens minés par leur dépendance en la matière à l’égard de la Russie.
« En 2021-2022, comme lors des négociations internationales entre 2013 et 2015, la question des « dividendes économiques » des accords que Téhéran négocie avec la « communauté internationale » reste au centre des discussions. »
Malgré une récente et fragile reprise de la croissance, la crise économique est telle en Iran que la levée des sanctions qu’autoriserait la signature d’un accord sur le nucléaire, par ailleurs peu vraisemblable, ne suffirait probablement pas à atteindre une stabilité politico-économique de long terme. La situation de sous-investissement structurel aggrave la vétusté des réseaux et des infrastructures, tandis que les tensions inflationnistes et la persistance d’un haut niveau de chômage touchant plus durement les jeunes épuisent une population menacée de paupérisation et prête à s’enflammer face à la corruption et à l’inefficacité de l’État.
Même si le nouveau président ultra-conservateur Raïssi mise sur un développement économique et industriel local dans le cadre d’une « économie de résistance » plus tertiarisée, à rebours de son prédécesseur Rohani qui recherchait une meilleure intégration du pays dans la globalisation économique, il vise également un renforcement à la fois des partenariats régionaux et des relations économiques avec la Russie et la Chine, tout en apaisant ses relations avec les Émirats arabes unis, Dubaï étant « en effet depuis longtemps le principal hub pour le commerce avec l’Iran ».
Seule une normalisation des relations diplomatiques entre l’Iran et les États-Unis offrirait la garantie d’un climat des affaires propice à faire revenir les Occidentaux, notamment les pays européens qui « bien que largement absents de la stratégie iranienne actuelle doivent parvenir à jouer leur propre partition vis-à-vis de l’Iran ».
« L’incarnation par excellence de cette part d’ombre du régime issu de la révolution de février et des référendums de l’année 1979 est une milice d’État d’un genre particulier : la Légion des Gardiens de la révolution islamique (sepah-e pasdaran-e enqelab-e eslami). »
Directeur de recherche au CNRS, l’auteur a mené cette étude prospective et stratégique à caractère socio-politique pour répondre à une commande de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées. A la différence de travaux plus généraux produits par des think tanks américains ou des opposants iraniens en exil, la Légion des Gardiens de la révolution est ici prioritairement étudiée selon la méthode prosopographique et privilégie « les études de cas et l’approche micro de solidarités actives à différentes époques » afin de réaliser une sociologie politique de cette milice d’État et en particulier de son état-major depuis 1979. Son autre originalité réside dans son approche comparatiste, en établissant en particulier un parallèle historique avec le Nicaragua d’Ortega.
Parmi les nombreuses sources ouvertes auxquelles a recours l’auteur, se distinguent ainsi les nécrologies d’anciens Gardiens de la révolution. Elles soulignent à ses yeux la force de leur ancrage local et ethnique, leur cohésion née dans l’opposition clandestine au chah, dans la participation à la révolution et à la guerre Iran/Irak qui a propulsé à des postes de généraux des personnes nées entre 1957 et 1964. Détenteurs du grand prestige d’anciens combattants, ils sont chargés de la défense de la révolution au moyen d’une répression féroce, alors que l’armée régulière (l’artesh) est responsable de la protection du territoire. Ils ont noué des relations très étroites avec le Guide suprême comme avec le clergé chiite, occupent nombre de postes importants et disposent de la maîtrise de larges pans de l’économie au service d’une gestion aussi prédatrice que clientéliste ; ils profitent même des sanctions internationales qu’ils savent contourner dans le cadre d’une « économie de résistance ».
La grande question actuelle est le remplacement de la « génération de 1981 », « dont la domination de l’appareil militaire et politique de l’Iran se caractérise par une exceptionnelle durée ». La durabilité de la révolution a d’ailleurs été questionnée de toutes parts dès 1979 et les Gardiens eux-mêmes ont toujours été prêts à repasser dans la clandestinité. Étudiant le double phénomène de bureaucratisation progressive et de ré-idéologisation constante du mouvement, l’auteur doute pour l’avenir d’un scénario de transition réformiste (« le modèle thermidorien ») ou du passage à un régime autoritaire classique en raison même de l’épuisement de la vocation révolutionnaire du régime actuel.
« Providing a well-balanced and impartial perspective on the foreign policy of the Islamic Republic of Iran, this book contributes to a better understanding of the current foreign policy of Iran, especially its internal and external determinants. »
L’auteur, politologue spécialiste du Moyen-Orient, enseigne à l’Adam Mickiewicz University à Poznan en Pologne et à la Gorgetown University à Washington. Depuis 1979, date d’une révolution dont la radicalité ne doit pas être sous-estimée, les dirigeants iraniens oscillent dans leur politique étrangère entre la mise en œuvre du chiisme duodécimain qui les anime et le pragmatisme.
Dans un premier temps, après avoir rappelé les fondements de la politique étrangère de l’Iran sous la dynastie Pahlavi, l’auteur présente les déterminants idéologiques des principaux acteurs de la décision (chiisme, doctrines du velayat-e faqih et du « ni Est ni Ouest ») ainsi que les objectifs de Khomeiny puis des dirigeants successifs. Il relève notamment qu’après la guerre contre l’Irak et la disparition du fondateur de la République islamique, une inflexion plus pragmatique qu’idéologique s’est opérée dans la politique étrangère du pays.
Huit études de cas suivent dans une troisième partie, la plus développée de l’ouvrage. Elles permettent d’aborder des aspects particuliers de la politique étrangère de l’Iran. Sur le Moyen-Orient, si le pragmatisme aurait pu prévaloir avec Rouhani, tout dépend en réalité du Guide suprême en matière d’affaires extérieures, tandis qu’un hypothétique rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite ne pourrait survenir qu’avec l’aval de Washington. L’accord nucléaire de 2015 aurait dû avoir un impact positif sur la situation en Syrie selon certains analystes qui furent cependant contredits par les événements. L’Iran et la Chine se rapprochent sur la base d’une coopération économique alors qu’ils partagent leur antiaméricanisme ; si l’Iran des Mollahs s’est peu intéressé à une Asie centrale disloquée après la Guerre froide, les tentatives de Rouhani en ce sens n’ont pas encore abouti malgré une Chine très désireuse d’aménager les corridors nord et sud pour ses « routes de la soie ». L’auteur souligne la complexité des relations de l’Iran avec le sous-continent indien et imagine que Téhéran puisse faire office de médiateur entre l’Inde et le Pakistan dans une recherche de stabilité régionale. L’Union européenne, par sa relative proximité géographique et ses intérêts propres, est particulièrement concernée par le dossier iranien ; si elle se montre active dans nombre de domaines, elle dépend cependant trop des Américains pour l’influencer réellement.
En conclusion, l’auteur souligne que les dirigeants iraniens s’efforcent fréquemment d'obtenir des gains politiques sur l'axe du pragmatisme plutôt que de l'idéologie dans le processus de détermination de leur politique étrangère.
« Given perceived US interests in the regions where Iran operates, it is difficult to understate the importance of Iran from the point of view of the United States »
L’auteur développe des logiciels permettant d’analyser les pratiques discursives des réseaux sociaux, en coopération avec les forces spéciales américaines. Il s’efforce ici de comprendre la culture stratégique de l’Iran dans le but de mieux la faire connaître aux décideurs de son pays. La tâche est difficile car l’Iran est un pays complexe en lui-même et il entretient autour de lui un brouillard protecteur. Par ailleurs, d’assez nombreux pays, guidés par divers intérêts et parfois alliés avec les États-Unis, maintiennent des relations avec lui. Bien connaître la culture iranienne permettrait ainsi de l’utiliser contre les élites dirigeantes.
Selon l’auteur, si l’idéologie du « velayat-e faqih » (principe théologico-politique selon lequel le faqîh, savant juriste religieux, reçoit une délégation du pouvoir du 12e imam caché en son absence), n’a jamais vraiment pris chez les décideurs, en revanche l’esprit de résistance les anime. De ce point de vue, ni la « pression maximum » ni l’« engagement » ne réussiront à en venir à bout. Une campagne holistique de stratégie d’influence menée par les forces spéciales américaines pourrait au contraire y parvenir, en retournant les armes des Iraniens contre eux et surtout en leur faisant comprendre que les États-Unis développent leur propre manière de combattre (« our own way of war ») contre tous leurs adversaires, parmi lesquels figure en bonne place le régime iranien.
« Dans le monde francophone, aucune étude englobant les tenants et les aboutissants, les raisons doctrinales comme les forces et faiblesses du dispositif n’a, jusqu’à présent, été réalisée. Il s’agit pourtant d’une campagne militaire fort intéressante dans sa réflexion stratégique comme dans sa mise en œuvre, que l’on pourrait qualifier d’éminemment contemporaine, voire avant-gardiste. »
Auteur à l’Institut d’étude des crises de l’intelligence économique et stratégique (IEC-IES) de l’Université Lyon 3, ce spécialiste d’Israël met en exergue la menace principale que constitue pour ce pays le corridor qui, traversant l’Irak et la Syrie, relie l’Iran au Hezbollah libanais auquel sont livrées des armes, notamment des missiles. La « guerre de l’ombre » entre les deux puissances régionales s’intensifie du fait de l’utilisation du renseignement et du vecteur aérien. Israël entend toutefois depuis 2013, au moyen d’une « campagne entre les guerres » (« Milkhama ba milkhamot »), éviter une guerre au sens plein du terme qui pourrait menacer son existence propre faute de profondeur stratégique. A partir de 2018, l’Iran s’est adapté à la situation en s’alliant avec les sunnites de Syrie auxquels Israël apportait précédemment une aide humanitaire. Les succès opérationnels d’Israël ne s’étant pas transformés en victoire stratégique, une « guerre du Nord » est donc envisagée par Tsahal qui s’efforce, dans cette optique, de remédier aux lacunes de sa défense antiaérienne et prépare activement sa défense civile.
« Cette approche thématique, qui met en avant les vecteurs de rapprochement préexistants, entend souligner le rôle déterminant des crises régionales sécuritaires et des rapports de force régionaux dans l’émergence de divergences stratégiques entre les deux pays, qui fragilisent l’entente cordiale caractérisant cette relation singulière, et auxquelles essaient de pallier des politiques renouvelées de coopération. »
Persanophone et diplômée de l’Institut d’études politiques d’Aix en Provence, Eve Cuenca s’appuie sur des sources iraniennes aussi bien que françaises ou américaines (celles-ci récemment déclassifiées). De ce fait, elle s’attache à comprendre en profondeur le point de vue géopolitique iranien de l’existence d’une Asie de l’Ouest et du Pakistan comme un pays présentant suffisamment de similitudes pour justifier une coopération durable dans de nombreux domaines.
Parallèlement, elle rappelle à quel point le Baloutchistan et surtout l’Afghanistan sont des sources de tension entre les deux pays et nourrissent l’instabilité de la région. Cet antagonisme est renforcé par le maintien de l’alliance entre le Pakistan, l’Arabie saoudite et la Chine, alors que l’Iran est ami de l’Inde. Les deux acteurs régionaux sont donc particulièrement tributaires de la concurrence entre ces deux grandes puissances pour la maîtrise de l’océan Indien. Bien que la déconfiture des États-Unis en Afghanistan ait étonné plus d’une chancellerie, l’auteur souligne que les Américains ont intérêt à maintenir de bonnes relations, même « torturées », avec le Pakistan, leur allié depuis 1947.
Le lecteur très au fait de la chronologie des événements profitera pleinement des multiples informations distillées par cet ouvrage postfacé par Didier Chaudet, analyste spécialisé sur l'Asie du Sud-Ouest et la géopolitique eurasiatique.
« The attention paid to Iran’s nuclear program as a military tool since the late 1980s is perhaps misplaced as the program military utility remains in doubt. »
Le premier auteur, spécialiste de l’énergie et de la prolifération au Moyen-Orient, appartient à la National Defense University. Le second enseigne les relations internationales à la Durham University et il est spécialiste de l’islam et de l’islamisme au Moyen-Orient. Selon eux, ce grand pays héritier d’une histoire et d’une culture anciennes inquiète ses voisins du Proche et du Moyen-Orient où il supporte mal d’être privé de sa position de leader régional naturel alors qu’après la période du panarabisme dicté par l’Égypte, la Syrie et l’Irak, le centre de gravité du Moyen-Orient s’est déplacé vers le golfe Persique. Devenu ennemi irréductible des États-Unis en 1979, qu’il rend responsables de l’instabilité qui prévaut dans cette région du monde, il est néanmoins dépourvu de capacités militaires à leur hauteur et développe une stratégie de défense originale que les deux auteurs détaillent en s’appuyant sur de nombreuses sources aussi bien en anglais, persan qu’arabe.
Souffrant de son isolement international, le pays poursuit avec succès une stratégie asymétrique dans le but d’assurer la survie de son régime, de dissuader toute attaque, d’exercer des représailles si nécessaires et de se projeter dans la région au moyen de « mandataires ». Sa stratégie de défense inclut ainsi une guerre « au milieu des gens », qui n’est pas interétatique, une « zone grise » ou « campagne entre les guerres » incluant notamment des assassinats, l'utilisation de forces irrégulières dans les campagnes militaires, le recours à des navires rapides pour harceler les adversaires ou des cyberattaques sophistiquées qui lui permettent de ne pas enfreindre les lignes rouges menant à une guerre ouverte. Téhéran est parvenu en outre à constituer un important arsenal de missiles balistiques et de missiles de croisière pour le combat conventionnel mais qui suscite d’autant plus d’inquiétudes que l’Iran s’attache par ailleurs à développer avec constance son programme complet d’énergie nucléaire, tout en niant catégoriquement qu’il puisse revêtir aucune application militaire.
Les deux auteurs s’attachent enfin à évaluer les capacités de la République islamique par rapport à celles de ses principaux adversaires régionaux, Israël et à l'Arabie saoudite. Quant à l’Union européenne, qui aurait besoin de s’entendre avec l’Iran, elle aurait pour sa part sacrifié ses propres intérêts à ceux de ses alliés dans cette région du monde, tandis que la politique agressive des États-Unis à l’égard de l’Iran l’a rapproché des autres puissances globales que sont la Russie et la Chine.
« Après une dizaine d’années d’attente, j’ai eu le bonheur de voir la ligne que je défendais finalement incarnée dans l’accord conclu le 14 juillet 2015 entre l’Iran d’une part, l’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la France et la Russie d’autre part, avec la caution de l’Union européenne. Mais ce plaisir a été de courte durée ».
François Nicoullaud (1940-2021) servit pendant quarante ans la diplomatie française, en poste notamment à la sous-direction des questions atomiques et spatiales du quai d’Orsay entre 1978 et 1981 puis à Téhéran comme ambassadeur de France en Iran entre 2001 et 2005, dernière expérience de sa longue carrière qui lui inspira dès 2006 un « journal inattendu à la découverte d’un autre Iran » (Le Turban et la rose, paru chez Ramsay). Admis à la retraite, il créé en 2007 A contre-courants, un blog essentiellement dédié aux questions internationales et à la non-prolifération qu’il alimentera jusqu‘à sa mort en 2021.
Après la sortie unilatérale des États-Unis de l’accord de Vienne voulue par le président Trump en 2018, F. Nicoullaud entreprend la rédaction de cet ouvrage consacré à près de cinquante ans de relations nucléaires entre la France et l’Iran, de la coopération des années 1970 aux négociations de non-prolifération engagées à partir des années 2000, en passant par les contentieux des années 1980. L’auteur analyse par exemple comment, en dépit de l’hostilité des Américains et alors que la responsabilité du dossier nucléaire incombait en réalité au Guide suprême Ali Khamenei et aux Gardiens de la révolution, Français, Allemands et Britanniques se coordonnèrent pour obtenir en 2004 l’accord de Paris sur la suspension provisoire de l’enrichissement d’uranium à des fins militaires signé par le président Khatami, accord cependant rapidement invalidé par l’élection de son successeur Ahmadinejab en 2005. La période suivante, qui relate l’intense activité diplomatique qui conduisit au Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA) de 2015, est couverte par Bernard Hourcade et Guillaume Beaud, qui ont achevé la rédaction de l’ouvrage après le décès de l’auteur en s’appuyant sur des billets publiés sur son blog et certains de ses articles.
Acteur et témoin de premier plan des relations diplomatiques entre la France et l’Iran, François Nicoullaud le fut aussi des divergences qui ont pu exister entre l’Élysée et le Quai d’Orsay sur le nucléaire iranien et sa dimension militaire. S’il loue la prudence relative du président Chirac, en partie imputable à l’importance des intérêts français en Iran, il se montre beaucoup plus sévère pour son successeur Nicolas Sarkozy. D’abord hésitant, ce dernier se rallie à une ligne dure et ambitionne de placer la France à « la pointe du glaive », en écho à l’approche de l’administration Bush et son slogan « zéro centrifugeuse » que Nicollaud jugeait quant à lui sans aucun effet pratique. Il dénonce au passage l’influence néfaste et « l’hystérie » soudaine de certains intellectuels français qui n’avaient pourtant pas pris la mesure des révélations publiques d’un opposant iranien sur les activités de la centrale d’enrichissement d’uranium de Natanz dès 2002.
L’ouvrage se révèle d’une grande clarté et d’une précision d’historien appuyée sur d’abondantes archives, de nombreux témoignages et des sources variées. L’auteur, pénétré de l’extrême complexité du sujet mais fidèle à de fortes convictions, prenait quant à lui fermement position pour la priorité donnée à la négociation et à la recherche de « garanties objectives », ainsi que pour le respect des droits d’un pays signataire du traité de non-prolifération à accéder à un programme nucléaire civil, sans pour cela attendre un hypothétique changement de régime ni mésestimer les provocations du programme balistique iranien.
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