[SERIE] Mémoire du renseignement, épisode 4 : Gustave Bertrand, l’officier français qui défia Enigma
Ils ont marqué l’histoire du renseignement français. Nous ouvrons leur dossier militaire. L’épisode 4 braque la lumière sur un héros de l’ombre : Gustave Bertrand, l’officier français qui contribua à « casser » Enigma, la machine utilisée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale pour crypter leurs messages.
L’histoire commence en Belgique au début des années 1930. Un agent du chiffre allemand, Hans-Thilo Schmidt, propose ses services au renseignement militaire français. Il souhaite échanger des informations sur l’Allemagne contre de l’argent. « Cet agent entre en relation avec le capitaine Gustave Bertrand, alors à la tête de la "Section D" du 2e bureau de l’état-major de l’armée [1]. Une section chargée de la recherche de renseignements des chiffres et des codes étrangers », relate Jean-Charles Foucrier, docteur en histoire et spécialiste de la Seconde Guerre mondiale au Service historique de la défense (SHD). Or Schmidt détient notamment de la documentation sur Enigma. « Cette machine est utilisée par l’armée allemande pour crypter ses communications tactiques, explique l’historien. La décoder serait évidemment un avantage stratégique indéniable pour les Alliés. »
Un cruel manque d’enthousiasme
Gustave Bertrand transmet immédiatement les documents recueillis aux chiffreurs de la Section D. Mais leur réaction n’est pas celle qu’il attendait… « Les cryptologues ne montrent aucun enthousiasme, commente Jean-Charles Foucrier. Les plans donnés par Schmidt portent sur le fonctionnement interne de la machine. Ils sont donc jugés insuffisants pour décoder Enigma. » La section manque par ailleurs de personnels compétents. « La France est la nation qui a le plus brillé dans le décryptage lors de la Première Guerre mondiale, précise-t-il. Mais elle abandonne rapidement la discipline : à quoi bon continuer de décrypter les codes ennemis, puisque la guerre est gagnée ? Cette spécialité tombe en désuétude dans les années 1920. »
L’affaire Enigma est mise de côté, au grand dam de Bertrand. « Convaincu que cela peut servir, il contacte les Britanniques, qui ne montrent cependant pas plus d’intérêt. Dans les années 1930, le Royaume-Uni est davantage préoccupé par l’Espagne et le danger communiste », rappelle l’historien. Bertrand joue alors sa dernière carte en se tournant vers les Polonais. Il ne le sait pas, mais ces derniers sont déjà capables de lire les messages codés avec Enigma…
Les Polonais entrent en scène
« Menacée par l'Allemagne, la Pologne a mis en place dès 1926 un service chargé du décodage de la machine », commente Jean-Charles Foucrier. Il poursuit : « Méfiant, le pays préfère en effet attendre la signature d'un accord militaire avec la France avant de partager sa découverte. D’autant qu’elle sait que les codes français ont été cassés par les Allemands. La Pologne ne veut pas prendre de risque. »
Il faut attendre l’été 1939 pour que les Polonais révèlent leur secret. « En fait, ils n’arrivent plus à décoder Enigma, explique l’historien. La mécanique de la machine a été complexifiée avec des roues en plus, des câblages différents… Théoriquement, ils savent comment procéder. Mais il leur faudrait des moyens financiers et humains dont ils ne disposent pas. Les Alliés, si. »
Le 17 janvier 1940, les Alliés « cassent » enfin Enigma
En septembre 1939, l’invasion de la Pologne par les troupes d’Hitler change la donne. « Le bureau du chiffre polonais est évacué, d’abord en Roumanie puis en France. Gustave Bertrand l'intègre au "PC Bruno", un centre de décryptage secret situé dans le château de Bois-Vignoles, près de Paris », commente Jean-Charles Foucrier. Tout le monde se remet au travail, y compris l’équipe britannique de Bletchley Park. Et le 17 janvier 1940, enfin, Enigma est « cassée ». Les renseignements recueillis grâce à la machine s'avèreront déterminants dans plusieurs batailles clés, comme la bataille d'Angleterre ou celle de Normandie.
« Après la bataille de France de 1940, le "PC Bruno" est évacué. Gustave Bertrand en monte un nouveau, le "PC Cadix", situé près d’Uzès, dans le sud de la France, toujours avec les Alliés, dont trois mathématiciens polonais. Ce PC fonctionne jusqu’en 1942 et l’invasion de la zone libre par les Allemands en novembre », raconte l’historien. Prévenu à temps par le service de renseignement britannique, Bertrand réussit à replier le PC Cadix vers Alger avant que l’armée allemande n’investisse les lieux. Il efface toute trace du décryptage d’Enigma. La guerre se poursuivra sans que l’ennemi ne se doute jamais de rien…
Près de 50 ans plus tard, le héros sort de l’ombre
Le rôle de Gustave Bertrand dans l’histoire du renseignement militaire est resté longtemps méconnu. « Il se fait connaître du grand public en publiant ses mémoires intitulées Enigma ou la plus grande énigme de la Guerre 1939 – 1945 et publiées en 1973. Mais le livre passe plutôt inaperçu. Il faut dire qu’il n’est pas forcément bien écrit. Ce qu’il y raconte est pourtant extraordinaire, estime l’historien. Au même moment paraît The Ultra Secret, de Frederick William Winterbotham, un officier de la Royal Air Force et du MI6. Il révèle au grand public le rôle des cryptographes de Bletchley Park dans la victoire des Alliés. »
L’histoire retiendra finalement le nom d’un homme en particulier, celui d’Alan Turing, mis en lumière en 2014 par le film The Imitation Game. Devenu général, Gustave Bertrand meurt quant à lui dans un certain anonymat en 1976. Il se fait connaître du grand public après 2015, avec la déclassification des archives Enigma. Les dossiers, 8 au total, sont conservés au SHD et consultables en libre accès. « Sauf un carton, qui reste classifié, révèle Jean-Charles Foucrier. Et si certaines archives ont été détruites, en partie par Bertrand lui-même pour les protéger, l’ensemble montre qu’il fût à l’origine d’un coup brillant en matière de renseignement. »
[1] Le 2e bureau est considéré comme l’ancêtre de la Direction du renseignement militaire
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