Michaël Landolt : « Le camp de Natzweiler représente l’histoire européenne »
ENTRETIEN - Il y a 80 ans, l’armée américaine découvrait le camp de concentration de Natzweiler, en Alsace-Moselle annexée. Ouvert par les nazis en mai 1941, il est l’unique camp de ce type en France aujourd’hui. Pour Michaël Landolt, son directeur, les origines très diverses des détenus en font un symbole de l’histoire européenne.
Propos recueillis par Marguerite Silve Dautremer
Michaël Landolt, nous sommes en 1941, deux années après le début de la Seconde Guerre mondiale. Dans quel contexte le camp de Natzweiler est-il créé ?
Michaël Landolt.- À l’époque l’Alsace et la Moselle font partie du IIIe Reich, nous sommes en Allemagne : le régime nazi s’applique comme à Berlin. Dans cette région, les nazis décident d’installer un camp sur la commune de Natzwiller, permettant l’exploitation d’une carrière de granit rose. Fin 1940, des recherches géologiques avaient été menées par le IIIe Reich, pour trouver de quoi construire les grands monuments nazis, à Berlin, Nuremberg…
Quand les services géologiques de la SS identifient les gisements de granit sur le site de Natzwiller, ils s’accordent avec l’administration des camps de concentration pour y créer un camp. L’objectif est d’avoir de la main-d’œuvre qui travaillera de manière forcée. Si le camp revêt un but économique, les nazis s’en servent aussi comme moyen de répression politique et raciale : la plupart des détenus sont des opposants politiques et des résistants, des Juifs, des gens du voyage, des Tsiganes, des homosexuels … Les tout premiers détenus sont des détenus de droits communs et des opposants politiques dont des communistes allemands. Ils arrivent à l’ouverture du camp en mai 1941, dans des convois en provenance du camp de Sachsenhausen, dans la banlieue berlinoise.
Quel était le profil des prisonniers ?
Environ 60% des détenus sont des prisonniers politiques, 10% sont des Juifs. D’autres détenus sont ceux de droits communs, les « asociaux » (pour les nazis, les personnes « inutiles » à la société, les chômeurs par exemple), des prisonniers de guerre, des soviétiques, des gens du voyage, des homosexuels, des militaires allemands et quelques témoins de Jéhovah. Une grande partie des détenus sont issus d’Europe de l’Est, en majorité Polonais et Soviétiques. Il y a aussi des Allemands, des Italiens, des Yougoslaves, des Norvégiens, des Luxembourgeois, des Français, des Espagnols, des Grecs … il y a même un Américain, quelques Turcs, des Suisses et des Bulgares. Il y a enfin des Alsaciens et surtout des Mosellans, qui sont donc allemands et représentent environ un millier de détenus. Une grande partie d’entre eux ont été arrêtés en Moselle.
50 000 détenus sont passés par le « camp souche » de Natzweiler, où se trouve aujourd’hui le CERD, et ses 53 camps annexes. 17 000 détenus sont décédés dans le complexe concentrationnaire de Natzweiler.
Quel était leur quotidien sur place ?
La vie s’organise autour du travail, principalement dans la carrière d’exploitation de granit. En 1943, une partie du site est transformé en usine d’armement : l’Allemagne est bombardée et a un besoin urgent de matériel. D’autres détenus travaillent à l’aménagement du camp, à sa construction, son entretien. Les « détenus fonctionnels » travaillent à des tâches administratives, dans des bureaux. Les nazis créent une hiérarchie des détenus qui va permettre une autogestion sous certains aspects. Les prisonniers malades ne sont pas en mesure de travailler : la plupart d’entre eux sont atteints du typhus. Beaucoup décèdent de cette maladie au camp principal. Sur les 17 000 déportés passés par le camp principal, on recense 3 000 morts.
À ces malheureux s’ajoutent des personnes qui ne sont pas immatriculées dans le camp, les nazis utilisant Natzweiler comme lieu d’exécution. Ils fusillent et pendent les victimes qui sont incinérées au crématoire, pour ne laisser aucune trace. Cela concerne plus de 400 personnes, mais les chiffres ne sont pas encore stabilisés. Parmi les victimes, il faut citer les 141 résistants du réseau « Alliance » et du GMA Vosges assassinés dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944. Cela a lieu peu de temps avant l’évacuation du camp, décidée le 1er septembre 1944 par l’administration nazie SS.
Le camp fut le théâtre d’expériences médicales pratiquées sur les détenus par des scientifiques nazis. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
Dans des camps d’extermination comme Auschwitz, les médecins SS vivent à l’intérieur du camp et pratiquent directement ces expériences sur les prisonniers. À Natzweiler, cela est différent : les détenus sont les cobayes des scientifiques allemands de l’université de Strasbourg, à l’époque la « Reichsuniversität Straßburg », située à soixante kilomètres. Ces derniers effectuent des recherches sur le typhus, le gaz phosgène, le gaz ypérite et l’anatomie. Ils mettent aussi en place une chambre à gaz médicale : on y teste des médicaments et du matériel, entre autres. Le professeur d'anatomie August Hirt y fait assassiner 86 Juifs en 1943, dans le but de récupérer leurs dépouilles pour constituer « une collection anatomique ». L’objectif est alors de tuer les victimes et non d’effectuer des tests. Les victimes ont été sélectionnées à Auschwitz en fonction de leurs origines diverses.
Il est important de noter que ces scientifiques ne sont pas des « savants fous » : ce sont au contraire de très grands chercheurs qui, au nom de la germanisation des territoires annexés, bafouent les droits de l’Homme, les principes de l’Humanité et le serment d’Hippocrate.
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Comment se passe la Libération du camp ?
On parle davantage de découverte que de « libération ». Quand les Américains découvrent le camp le 25 novembre 1944, le site est désert. Quelques semaines auparavant, entre le 2 et le 4 septembre, les nazis évacuent plus de 5 500 détenus vers le camp de Dachau, en plusieurs convois. 400 détenus restent sur place pour entretenir le camp, le nettoyer. Ils y restent jusqu’au 10 septembre, date à laquelle arrive la milice française qui, repoussée du sud de la France par les Alliés, se replie en Allemagne. Elle prend ses quartiers dans le camp pendant dix jours, vit dans les baraquements des détenus préalablement évacués dans la carrière. Le 19 septembre, les 400 détenus sont évacués vers d’autres camps. Il ne reste plus qu’une quinzaine de prisonniers, qui vivent dans le bâtiment de l’ancienne chambre à gaz et poursuivent les tâches d’entretien. Le 22 novembre, les nazis évacuent définitivement le camp avec le reste des prisonniers. Quatre Luxembourgeois et deux Allemands parviennent à s’échapper et se cachent dans la ferme du Struthof.
Le 25 novembre, ils vont à la rencontre de l’armée américaine qui les arrête le temps de quelques vérifications. Une patrouille américaine découvre alors le camp vide, sans cadavres, propre et parfaitement rangé. Ce n’est évidemment pas la vision d’horreur qu’auront d’autres soldats des armées alliées ailleurs en Europe, avec les cadavres entassés et les déportés faméliques. À Natzweiler, ils ont toutefois conscience qu’ils sont dans un lieu de mort, lors de la découverte du four crématoire notamment. Il est le premier camp que les Américains découvrent.
Aux États-Unis, très peu d’articles de presse paraissent sur le sujet. Côté français, le sujet est peu médiatisé également. Il faut se mettre dans le contexte : à l’époque les déportés ne sont toujours pas rentrés, on ignore où ils se trouvent, personne ne sait véritablement ce qui se passe. Quelques mois plus tôt, les Soviétiques découvrent le 22 juillet le camp de Maïdanek, en Pologne puis les Canadiens celui de Vught-Herzogenbusch, le 26 octobre aux Pays-Bas.
Quand les nazis évacuent le camp de Natzweiler, le débarquement Allié a eu lieu quelques mois plus tôt, le 6 juin 1944. Ces derniers ont-ils « senti le vent tourner » ?
Oui. Paris est libérée le 25 août, les nazis reculent partout. Ils vont organiser leur défense en Alsace-Moselle, tenter d’empêcher toute incursion alliée sur leur territoire. Il faut de l’approvisionnement, « mettre tous les moyens pour la défense du territoire du Reich » et donc, évacuer ce qui n’est pas utile. À Metz, les nazis évacuent l’administration et les camps. Pour Hitler, si les Alliés mettent un pied en territoire allemand, c’est une catastrophe pour la propagande du Reich.
Les nazis avaient-ils une volonté de dissimuler leurs actes ?
Contrairement à Auschwitz où ils dynamitent la chambre à gaz et les fours crématoires, ils n’ont pas cherché à le faire au camp de Natzweiler. Ils n’ont pas détruit la chambre à gaz, ni brûlé le camp ou les archives. Ces dernières ont été préalablement évacuées vers un camp annexe. Ils ne le font pas car ils pensent qu’ils vont gagner, et donc revenir. Pourquoi détruire quelque chose qui pourrait resservir ? Dans leur esprit, ils peuvent encore remporter la victoire. Il va y avoir la sanglante bataille des Ardennes durant l’hiver 1944-1945 et à Metz, d’intenses combats vont avoir lieu. Les nazis se disent encore : la victoire est possible !
Aujourd’hui, que représente le camp de Natzweiler pour l’Alsace, et plus largement, pour la mémoire de la déportation ?
Au-delà de la mémoire alsacienne, le camp est un support de la mémoire nationale. C’est un Haut lieu de la mémoire nationale et un Haut lieu de la déportation. C’est le seul camp de concentration que l’on peut visiter en France, 225 000 visiteurs s’y sont rendus en 2023. On y commémore chaque année, le 30 avril, la Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation. Le camp représente l’Europe, les détenus étant issus d’un grand nombre de pays européens. Le Centre Européen du résistant déporté (CERD) a obtenu le label du patrimoine européen en 2018, pour marquer cette histoire européenne et rendre hommage à tous les opposants politiques qui se sont battus pour la liberté. Des idéaux sont nés dans ce camp et ses annexes : des déportés se sont par la suite engagés pour l’Europe, pour la réconciliation, la défense des droits de l’Homme. Le camp fut un « vivier » de l’après-guerre pour d’anciens détenus qui se sont engagés après les horreurs qu’ils ont vécues. Le CERD rempli un rôle très important pour l’éducation de la jeunesse : la lutte contre l’antisémitisme, le racisme… il est un outil qui doit s’inscrire dans le temps présent. Ces problèmes de société sont encore actuels en France et dans le monde. On peut tenter de les éviter dans la mémoire de ce qu’il s’est passé entre 1941 et 1944.
Comment le camp devient-il un Haut lieu de mémoire après la guerre ?
Après l’arrivée des Américains, les Français y installent en décembre 1945 un centre d’internement pour les alsaciens accusés de collaboration et les étrangers allemands. Entre 1945 et 1949, il est transformé en prison de l’administration pénitentiaire. De jeunes hommes coupables de petites peines y sont détenus. On les rééduque pour devenir de bons citoyens par le biais de cours et l’apprentissage de métiers, à l’issue desquels leur réinsertion est prévue. Quelques commémorations s’y tiennent également. C’est n’est qu’en 1949 que le site devient un lieu de mémoire uniquement. L’administration vend les baraques, d’autres sont détruites, on conserve une partie du camp avec un projet mémoriel : installation d’une nécropole nationale, d’un monument national voulu par le général de Gaulle inauguré en 1960. Jusqu’en 2005, l’État, via le ministère des Armées investit des sommes importantes pour la création du CERD, dont la gestion est assurée par l’ONaCVG. Tout est fait pour améliorer l’accueil du public : des salles pour accueillir des scolaires, la création d’une partie musée et une autre pour l’administration. Nous fêterons les 20 ans l’année prochaine ! Parmi les dix Hauts lieux de la mémoire nationale en France, le camp de Natzweiler est celui qui accueille le plus de visiteurs.
Aujourd’hui, quelles valeurs le CERD porte-il ?
Le respect de l’autre, la tolérance, les valeurs de paix, le respect des idées d’autrui, la lutte contre le racisme, l’antisémitisme… ce sont les idées de l’Europe.
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