Amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine : « La mer nous impose d’être agiles et de nous adapter »

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 01 novembre 2024

A l’approche d’Euronaval, qui se tient du 4 au 7 novembre, l’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine, est l’invité d’Esprit défense. L’occasion de revenir sur le contexte géopolitique tendu et ses conséquences pour la Marine nationale, mais aussi, au-delà du constat, de préciser sa stratégie et son plan d’action pour les années à venir.

Dans le bureau de l’amiral Vaujour, lors de l’entretien avec Esprit défense, le 23 septembre 2024. © MDL Victor François/Dicod/Défense

Cet article est tiré d’Esprit défense n° 13

Vous avez été nommé chef d’état-major de la Marine en septembre 2023. À quelles menaces la Marine nationale doit-elle faire face depuis votre nomination ?

Amiral Nicolas Vaujour : Cela fait en effet un an que je suis chef d’état-major de la Marine, et l’année a déjà été bien remplie. En octobre 2023, le Sud d’Israël connaissait une attaque terroriste de grande ampleur. La réponse israélienne à Gaza a engendré, par ricochet, les attaques des milices houthies contre le trafic commercial en mer Rouge et la déstabilisation du Sud-Liban. Plus près de nous, nous atteignons les 1 000 jours de la guerre en Ukraine, un conflit avec des conséquences lourdes pour la sécurité de l’Europe, de la Baltique à la mer Noire. Ce panorama plutôt préoccupant montre deux changements stratégiques majeurs de l’époque que nous vivons : la simultanéité des crises et l’accroissement du niveau de violence. Cette détérioration a des effets durables en mer. Cela affecte le trafic maritime commercial, mais aussi le transport des données qui transitent dans les câbles au fond de la mer, ou les flux d’énergie. La Marine nationale, elle aussi, est bien sûr concernée. Elle est déployée partout, en première ligne, sur le front maritime des conflits. C’est un front dans un espace commun, la mer, qui évolue tout le temps et qui nous impose d’être agiles et de nous adapter.

Dans votre plan stratégique, vous parlez de la nécessité de concilier l’agilité du temps court et la détermination du temps long. Commençons par le temps court. Quel retour d’expérience faites-vous du conflit en Ukraine, du point de vue maritime et de la situation en mer Rouge ?

Mon plan stratégique « Marins de combats » fait le constat des menaces, des risques, mais aussi des opportunités qui s’offrent à la Marine. Ce plan, c’est le cap que je fixe pour les marins, pour s’adapter aux changements actuels et à venir. Les conflits en Ukraine et en mer Rouge sont très différents, mais tous deux pleins d’enseignements. En mer Rouge, les frégates de la Marine nationale sont confrontées à des attaques de missiles et de drones, en protégeant le trafic commercial. Là-bas, les équipages sont au combat. Dans le temps court, il nous faut donc renforcer notre capacité immédiate à combattre. Le conflit en Ukraine est, lui, riche d’enseignements sur les modes d’action nouveaux, en mer ou en zone littorale, bien sûr, mais aussi dans les espaces cyber ou informationnel.

Le 9 décembre 2023, la frégate multimission (Fremm) Languedoc abat deux drones partis de territoires sous contrôle houthi. Ce jour-là, elle a dû faire face à une menace inédite. Est-ce votre retour d’expérience du conflit ukrainien qui a fait que l’équipage et le bateau étaient prêts à détruire les drones qui les visaient ?

La Fremm était prête à faire face à cette menace avant le début du conflit ukrainien. Elle a déjà participé à des actions de feu en 20181, et les équipages s’entraînaient déjà à l’affrontement avant la guerre en Ukraine. L’entraînement de haute intensité Polaris 212 en est un des exemples. Pour autant, c’est sûr que le conflit ukrainien nous apprend beaucoup sur l’emploi des drones, notamment en mer avec les drones d’attaque en surface. La Marine ukrainienne – en infériorité numérique – a appliqué, avec succès, une stratégie asymétrique de contournement dans une mer fermée, la mer Noire. Cela nous fait réfléchir sur nos propres capacités, défensives et offensives.

L’amiral Vaujour rencontre l’équipage de la Lorraine, déployée en mer Méditerranée, le 18/12/2023. © MT Jérôme Guégan/Marine nationale/Défense

Comment cherchez-vous à renforcer les systèmes d’autodéfense de nos navires sans nécessairement utiliser les missiles Aster3 en cas d’attaque ?

Il faut être capable des deux en même temps : renforcer la protection des bâtiments et employer les armes de décision quand c’est nécessaire. Le 5 septembre, lors de la commémoration de la bataille de la Chesapeake4, devenue fête de la Marine nationale, j’ai remis un prix au service de soutien de la flotte, qui avait réussi à installer en urgence des nouveaux senseurs optroniques5 et des mitrailleuses d’autodéfense supplémentaires sur les frégates avant leur départ en mission en mer Rouge. Nous devons pousser nos systèmes au bout de leurs capacités et parfois ouvrir leur champ d’emploi, au-delà du domaine spécifié dans les livres. Les frégates françaises ont, par exemple, abattu trois missiles balistiques en mer Rouge. Une première en opération.

Au-delà des réponses capacitaires, comment préparez-vous les équipages de la Marine nationale à faire face à la multiplication des crises et à leur violence croissante ?

Nous sommes déterminés à conserver la supériorité opérationnelle. C’est un effort du temps long : il faut plus de 12 ans pour construire le porte-avions de nouvelle génération, entre le lancement en réalisation et l’admission. Et il devra tenir jusqu’en 2080 ! Nos investissements dans les infrastructures auront des effets pour 100 ans. Il va falloir faire évoluer toutes ces capacités au cours de leur vie, et prendre en compte cet aspect dès la conception. Et puis, le moteur de la préparation des équipages, notre force, c’est la capacité d’adaptation, d’innovation pour proposer des solutions audacieuses. La Marine nationale est en mouvement continu, elle fait évoluer ses doctrines, son entraînement et son matériel pour faire face aux nouveaux modes d’action, par exemple dans la lutte antidrone. Ensuite, il est nécessaire de renforcer aussi notre capacité à durer, notre résilience. Le cœur de tout cela, c’est qu’il faut développer la force morale, l’esprit d’équipage, qui est l’ADN des marins.

La conduite des opérations constitue un fil rouge majeur dans votre carrière, comment qualifiez-vous l’évolution des opérations confiées à la Marine nationale durant ces trois dernières décennies ?

Vous me faites vieillir ! Beaucoup de choses ont changé depuis les années 1990 et mes premières années dans la Marine. Le contexte stratégique s’est durci et les dividendes de la paix ont été soldés. Pourtant, les grandes missions de la Marine sont restées fondamentalement les mêmes : protection de la métropole et des outre-mers ; dissuasion nucléaire à travers les SNLE6 et aussi force aéronavale nucléaire ; capacité d’intervenir sur toutes les mers du monde. Nos moyens sont moins nombreux, mais ils ont beaucoup évolué, ce n’est plus la Marine de mes 20 ans. Elle est plus puissante aujourd’hui. Tant mieux, c’est nécessaire, car les dangers sont là.

Aujourd’hui, comment la Marine nationale peut-elle être présente sur tous ces fronts de crise et sur un large spectre de missions qui va de la dissuasion aux patrouilles, en passant par les opérations ?

C’est une question de choix car, évidemment, la Marine nationale ne peut pas résoudre seule toutes les crises du monde et elle n’a pas des moyens infinis. Nous avons, par exemple, ponctuellement renforcé les opérations en Atlantique et en mer du Nord, par une frégate légère – La Fayette – depuis son port basé à Toulon. Cela permet de pallier temporairement les ruptures de capacité à Brest. Progressivement, nous remplaçons les vénérables patrouilleurs outre-mer par des bâtiments plus endurants et plus puissants. C’est vrai aussi pour le renouvellement des aéronefs de l’aéronautique navale, qui nous procure plus d’allonge et des senseurs plus performants.

Dans quelle mesure les partenariats avec d’autres pays peuvent-ils renforcer la puissance de projection de notre Marine nationale ?

Ils sont l’un des piliers essentiels de la puissance navale. C’est d’autant plus vrai en mer, que nous sommes dans un espace ouvert. En permanence, nous sommes en contact avec nos partenaires, nous devons les écouter, nous avons besoin d’eux pour comprendre les crises. Nous avons aussi besoin d’accéder aux théâtres d’opération. Nous ne pouvons pas opérer seuls sur ces crises dont les effets sont transverses et mondiaux, donc la Marine nationale agira très souvent en coalition. Pour nous, c’est une exigence forte en matière de procédures communes, d’interactions régulières et de connexion de nos systèmes. C’est surtout, et d’abord, une question de confiance réciproque.

Le 25 janvier 2024, l’amiral Vaujour préside la conférence navale de Paris, à l’IFRI. © PM Rémy Martin/Marine nationale/Défense

Au-delà des partenariats naturels avec nos alliés de l’Otan et de l’Union européenne, quels sont les autres partenaires potentiels de la Marine nationale ?

Les partenaires de la Marine nationale sont d’abord nationaux : au-delà du ministère des Armées et des Anciens combattants, ce sont les industriels, les acteurs des territoires, les milieux associatifs et les autres ministères dont celui de l’Éducation nationale. À l’étranger, nous échangeons avec toutes les marines : nous avons, à chaque fois, des enjeux partagés. Un exemple : en 2026, la Marine nationale prendra la présidence du Western Pacific Naval Symposium7 pour deux ans. Sur ce théâtre, pour les nations isolées, les enjeux maritimes liés aux changements climatiques et au développement sont parmi les plus inquiétants.

La Marine nationale assure la mise en œuvre de la dissuasion à travers la force océanique stratégique depuis 1972. À l’heure du retour de la dialectique nucléaire, quels sont les défis à relever pour continuer de garantir la crédibilité opérationnelle de notre dissuasion ?

La dissuasion nucléaire est centrale pour la défense nationale. 80 % des unités de la Marine ont participé un jour ou l’autre à cette mission. Bien sûr, les sous-marins de la force océanique stratégique, et la force aéronavale nucléaire lorsque le porte-avions est déployé, mais aussi les fusiliers marins, la Gendarmerie maritime, les chasseurs de mines, les aéronefs de patrouille maritime et les frégates. C’est une exigence permanente, un immense défi humain, technique et opérationnel, relevé tous les jours, avec le soutien de la Direction générale de l’armement et des industriels. Et l’avenir de la dissuasion est déjà en construction.

Une question plus personnelle : vous êtes fils de cavalier de l’armée de Terre, pourquoi avoir choisi la Marine nationale ?

Bonne question ! J’avais la même vocation que mon père : servir mon pays dans le métier des armes. J’ai choisi de le faire dans la Marine, qui offrait cette ouverture sur le monde, l’esprit d’équipage et la diversité des opérations. L’aventure a été passionnante et je n’ai jamais été déçu ! J’ai aussi eu la chance d’avoir le soutien de ma famille. D’une certaine manière, ils ont aussi porté ma vocation.

Nous nous sommes laissé dire que vous pratiquiez plusieurs sports…

Vous êtes bien renseignés… Je suis un adepte de la course à pied. J’ai d’ailleurs fixé comme objectif à mon cabinet de faire le semi-marathon de Paris au mois de mars avec moi. Le sport est absolument nécessaire pour notre équilibre. Nous avons des métiers stressants, courir est le moyen le plus simple de maintenir cet équilibre. Et j’ai une passion un peu particulière : la pêche sous-marine. En apnée et au harpon, pour chasser le bar. Autant vous dire que c’est plutôt le poisson qui a de la chance, car parvenir à l’attraper est loin d’être évident…

Pour conclure, le salon Euronaval ouvre ses portes. Qu’en attendez-vous et quels sont les matériels ou nouveautés phares qui seront présentés ?

Le salon Euronaval est une occasion parfaite pour échanger entre industriels, ingénieurs, marins et, plus largement, entre acteurs du monde maritime et naval. Nous devons saisir cette occasion, car le contexte géopolitique est exigeant. Bien sûr, la Marine a besoin de ses partenaires pour s’adapter aux menaces actuelles et futures, pour trouver des solutions, se connecter, écouter, partager son expérience et ses méthodes. Et progresser ensemble. Cette année, je souhaite que la Marine mette en avant ses réflexions et son action dans les domaines de la létalité et de la supériorité informationnelle, qui inclut la numérisation, le cyber et l’intelligence artificielle. Le salon sera aussi pour moi l’occasion de mettre à l’honneur les gagnants du prix Dronathlon, une expérimentation de drones en mer qui a eu lieu à Toulon en octobre 2024 : 35 industriels réunis pour tester et évaluer des drones sur des cas d’usage. Cette excellente dynamique d’innovation permet de nourrir notre réflexion et d’améliorer nos capacités offensives comme défensives.

Propos recueillis par Marc Fernandez et Alexis Monchovet



1 Lors de l’opération Hamilton, en avril 2018.

2 Exercice interarmées et interallié, qui s’est déroulé du 18 novembre au 3 décembre 2021.

3 Missiles antiaériens et balistiques.

4 Bataille navale décisive de la guerre d’indépendance des États-Unis, qui s’est déroulée le 5 septembre 1781.

5 Détecteurs de drones et de missiles.

6 Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.

7 Symposium naval du Pacifique occidental.

Construire la Marine de demain

À l’occasion du salon Euronaval, le ministère des Armées et des Anciens combattants vous propose une série d’articles pour découvrir le renouvellement des matériels de la Marine nationale pour qu’elle puisse faire face à la dégradation du contexte stratégique et au retour du combat en mer.

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