« Plus qu’une armée de professionnels liés à la Nation, nous disposons d’une armée de volontaires intégrés à la Nation »

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 30 juin 2023

Le retour de la guerre en Europe et la manière dont les Ukrainiens font corps avec leurs militaires face à l’agression russe interrogent, ici en France, sur les relations entre les armées et la population. Deux décennies après la suspension du service national, où en sont-elles ? Comment les renforcer ? Le général Durieux, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), détaille sa vision du lien « armées-Nation » dans Esprit défense n°8.

Général Durieux, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale © Rouge Vif

Parler de lien « armées-Nation » est-il la bonne formulation ?

Général de corps d’armée Benoît Durieux :

C’est l’expression consacrée. Mais elle mérite d’être remise en question. Car elle laisserait supposer que les armées ne sont pas dans la Nation, qu’elles en sont ontologiquement presque séparées. Or, ce n’est pas le cas. Il serait plus juste de parler d’intégration des armées dans la société ou dans la Nation et de s’interroger sur le niveau de cette intégration.

Quel doit être ce niveau d’intégration ?

Il ne serait pas exact de dire que les armées doivent être fondues dans la société. Leur vocation est de se préparer à la guerre. Le combat demande des valeurs particulières – discipline, collectif, solidarité, sacrifice, y compris de sa propre vie. Personne ne demande que ces valeurs soient celles de la société, qui est une société de l’épanouissement personnel, de valeurs individuelles et de liberté.

Et c’est normal. Certes, les armées doivent évoluer en phase très étroite avec la société et s’inscrire dans ses efforts. Mais une armée qui abandonnerait toute référence au sacrifice ou au sens du collectif perdrait sa valeur opérationnelle, et donc sa raison d’être. Elle serait tout autant rejetée qu’une armée qui se séparerait de la société. Il existe une ligne de crête, jamais simple à définir : quel est le bon niveau de spécificité et d’identité des armées pour qu’elles soient en phase avec les évolutions de la société tout en restant fidèles à leurs valeurs propres, qui garantissent leur capacité à protéger la Nation ?

« Aujourd’hui, 30 000 à 35 000 jeunes rejoignent chaque année les armées ou la Gendarmerie, soit 5 % d’une classe d’âge »

Depuis la loi de suspension du service national en 1997, constate-t-on un affaiblissement de ce lien armées-Nation ?

Je ne suis pas du tout convaincu qu’il soit beaucoup plus faible. Tout d’abord, le service national était devenu très inégalitaire et minoritaire au sein d’une classe d’âge. C’est d’ailleurs l’une des raisons de sa disparition. Ensuite, aujourd’hui, 30 000 à 35 000 jeunes rejoignent chaque année les armées ou la Gendarmerie nationale, soit 5 % d’une classe d’âge. Certes, ce chiffre est très mal réparti puisque le pourcentage est beaucoup plus élevé chez les hommes. Mais ces 5 % ne viennent pas dix mois à contrecœur, ils passent dans les armées entre trois ans et 40 ans, volontairement. En ajoutant leurs proches, cela crée un niveau d’imprégnation plus important qu’on ne le croit. Bien sûr, cette imprégnation est très inégalement répartie entre les catégories socioprofessionnelles. Depuis la disparition des aspirants et des officiers de réserve, son niveau est probablement moindre qu’il ne l’a été autrefois parmi les élites et les classes dirigeantes. C’est pourquoi nous devons accroître le niveau de connaissance des armées dans la sphère dirigeante. C’est le rôle de l’IHEDN.

Le lien armées-Nation a-t-il donc trouvé une forme de maturité ?

Je le pense. Il suffit de regarder les sondages.

Les armées sont très bien considérées par l’essentiel de nos concitoyens. Nous possédons des armées performantes et reconnues comme telles par nos principaux alliés. Mais dire que nous disposons d’une armée professionnelle, c’est commettre une erreur de perspective. En réalité, nous détenons une armée de volontaires. Une armée de professionnels laisse penser que tous les militaires y passent 40 ans. Pas du tout. Ils y passent en général entre cinq ans et huit ans, certains seulement trois. C’est donc une armée de volontaires qui se renouvelle en permanence et qui irrigue le tissu social. Pour moi, il n’y a pas de problème de lien armées-Nation. Je suis même assez optimiste.

Même si la situation stratégique évolue…

Il y a un changement de paradigme. Nous prenons conscience que la menace n’est pas très loin, qu’il n’y a pas que le terrorisme, que cela peut concerner beaucoup plus que les armées. La guerre en Ukraine est une guerre en Europe et tout le monde a observé le comportement admirable du peuple ukrainien. Il ne s’agit pas seulement d’une question de défense militaire. Il y a une nécessité de résilience de la société, de capacité à affronter un événement extrêmement agressif qui pourrait causer des pertes civiles et militaires. Chaque citoyen doit être lucide et vigilant pour prendre conscience que la Nation est un groupe et qu’il faut se serrer les coudes.

Y sommes-nous prêts en France ?

Les attentats de 2015 ont marqué tout le monde. Aujourd’hui, c’est la guerre en Ukraine. La prise de conscience est évidente. Le premier signe : en deux ans, le nombre de candidats pour suivre une session nationale de l’IHEDN a augmenté de près de 50 %. Le second signe : la pandémie de Covid-19.

La façon dont la population française a mis en œuvre les recommandations est impressionnante, personne n’aurait pu imaginer cela avant. Alors, en cas de menace étrangère sur le territoire ou sur la population, je ne suis pas très inquiet sur notre capacité à nous mobiliser.

Qu’est-ce qui prévaut : la capacité de la société à s’approprier les enjeux de défense, comme le montre cet élan national naturel en Ukraine, ou la manière dont l’État planifie en amont cette riposte de la société ?

Les deux sont nécessaires. En France, tout le monde attend toujours tout de l’État. Cela ne suffit pas. Nous sommes à cheval entre deux tendances. Les uns disent « vous exagérez les risques, le virus n’est pas dangereux, les Russes sont gentils, les Chinois aussi. » Pour d’autres, c’est « attention, on va tous mourir, et très rapidement. » La question majeure n’est pas de savoir ce qu’il faut faire : en cas de menace, l’État jouera son rôle. Nous pouvons en discuter, mais il le fait − et bien.

L’important n’est pas tant de s’interroger « si jamais un jour… est-ce que vous serez là ? », que d’être capable, collectivement, de développer une analyse lucide, mesurée et responsable des risques et des menaces. Et d’en parler. Le débat sur la Covid-19 a moins porté sur ce qu’il fallait faire que sur le diagnostic de départ. Et pourtant, c’était un diagnostic scientifique plus facile à établir qu’un diagnostic géopolitique.

Faudrait-il alors alerter davantage la population ?

Alerter n’est pas le bon terme. Je dirais plutôt éduquer, sensibiliser, et c’est aussi le rôle de l’Éducation nationale. Ce qu’il faut éviter, c’est de créer un complexe obsidional1. Il faut sensibiliser sans dramatiser ni inquiéter. Le grand enjeu, c’est de prendre conscience de ce qui se passe dans le monde, des dynamiques à l’œuvre. Sinon, le risque est de se replier sur soi et sur un cercle de gens qui pensent comme soi.

À Valmy, en 17922, le lien armées-Nation permettait à l’armée française de retourner la situation. Avec les Ukrainiens, un instant de vérité révèle de nouveau l’importance de ce lien entre une Nation et ses armées…

Le contexte et la gravité de l’instant sont des facteurs puissants de mobilisation. Et une histoire en commun est toujours une force dans ces moments, tout comme les valeurs de la République et le fait que la France soit une vieille Nation militaire. À cet égard, le 14 Juillet est très intéressant : les militaires rendent hommage au président de la République et, à travers lui, à toute la Nation. Mais les Français viennent aussi rendre hommage aux militaires. C’est unique en Europe ; aux États-Unis, cela n’existe pas.

Les armées sont populaires. Comment faire basculer cet engouement vers plus d’intérêt pour leurs emplois ?

Il y a peut-être des efforts à réaliser en direction des nouveaux métiers, comme ceux du numérique, qui ne sont pas traditionnellement associés à la défense. Mais le jour où un jeune choisira le métier militaire parce qu’il est très bien payé, ce ne sera pas bon signe. Quand on a 20 ans, choisir le métier militaire pour gagner de l’argent, ce n’est pas le bon choix. Il faut accepter d’avoir faim, froid, soif, de souffrir physiquement… On ne paiera jamais quelqu’un pour risquer sa vie. Cela n’a aucun sens.

La dualité civilo-militaire de la défense nationale réinterroge-t-elle ce lien armées-Nation ?

Derrière cette question, figurent deux théories. Pour les uns, il n’y a plus de limite entre la guerre et la paix. Pour les autres, la guerre reste quelque chose de spécifique, caractérisé par l’emploi de la violence physique. Je penche pour cette seconde conception. Ceux qui disent qu’il n’y a pas de différence entre guerre et paix n’ont pas connu la guerre. Un Ukrainien saisit très bien la différence entre les obus et les sanctions économiques.

Alors, s’il appartient aux armées de protéger, par exemple, les satellites civils, cela ne signifie pas que toute frontière disparaît entre civil et militaire. Et il faut faire attention à ne pas expliquer que tous les risques cyber ou économiques relèvent de la guerre. Sinon, nous allons nous convaincre que nous sommes en guerre et la créer dans une forme de nominalisme.

1 Sentiment d’être assiégé.

2 Le 20 septembre 1792, l’armée révolutionnaire française remporte sa première victoire à Valmy, dans la Marne, face à l’armée austro- prussienne qui marchait vers Paris.

 

Recueilli par Michel Henry et Alexis Monchovet

Forces morales : la défense de la Nation par la Nation

Le slogan du défilé du 14 Juillet est « Nos forces morales ». En effet, la mobilisation de la population ukrainienne face à l’agression russe démontre l’importance du lien entre une Nation et les militaires qui la défendent en cas de conflit. Qu’en est-il de la France et de ses « forces morales » ?

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