Didier Daeninckx : « Missak Manouchian : une identité multiple »

Direction : SGA / Publié le : 20 février 2024

ENTRETIEN – Pour l’écrivain Didier Daeninckx, auteur de la bande-dessinée « Missak Manouchian : une vie héroïque » coéditée par le ministère des Armées et parue dernièrement aux éditions Les Arènes, l’entrée au Panthéon du résistant communiste étranger et de son épouse Mélinée le 21 février revêt un caractère universel.

La bande-dessinée "Missak Manouchian, une vie héroïque" © ministère des Armées/Les Arènes BD

La bande-dessinée "Missak Manouchian, une vie héroïque"

Propos recueillis par Marguerite Silve Dautremer.

Vous n’en êtes pas à votre premier ouvrage sur Missak Manouchian. En quoi sa personnalité vous attire-t-elle ?

Didier Daeninckx : Quand j’ai commencé à travailler sur Missak Manouchian, j’avais une lecture de sa dernière lettre (à son épouse Mélinée) qui n’était pas commune. Une phrase m’a fortement marqué. Il écrit : « Je vais être fusillé, je n’y crois pas, je ne te verrai plus, cela m’arrive comme un accident dans ma vie ». Il n’adopte pas la posture du martyr. Pour lui, cela arrive comme un accident dans sa vie, mais sa vie, c’est autre chose. Contrairement aux historiens qui ont fortement travaillé sur l’époque de la Résistance, j’ai tenté de chercher ce qui s’était passé avant cet « accident », c’est-à-dire sa collision frontale avec le nazisme. J’ai commencé à rassembler des éléments avec ce regard-là, et j’ai découvert un ouvrier qui voulait s’émanciper par la culture. Ce qui m’a fortement intéressé dans tout ce que j’ai écrit sur Missak, c’est cela, quelqu’un qui s’accroche aux mots, qui veut s’exprimer par la poésie et par l’écriture, un fou de cinéma qui veut devenir acteur … tout cela en ayant vécu que par le malheur historique : sa famille disparue, son frère qui meurt de tuberculose à la suite du génocide arménien… C’est donc une image extrêmement différente de la représentation, nécessaire, du martyr. L’image de son exécution absorbe toute sa ligne de vie. Ce qui m’a intéressé, c’est justement ce parcours.

Selon vous, qu’est-ce qui a motivé Missak Manouchian, ouvrier, intellectuel, journaliste, à entrer dans la Résistance ?

D.D : L’antifascisme était au cœur de son engagement. Il était à deux doigts de s’engager dans les Brigades internationales, mais sa hiérarchie politique lui a dit qu’il serait plus utile en France. Pour moi, son engagement antinazi, antifasciste, c’est tout simplement parce qu’il souhaitait consacrer sa vie à l’écriture et à la poésie. Le nazisme est l’antithèse absolue de la poésie. Dans le nazisme, les mots ont une seule signification. Les mots doivent marcher au pas. C’est le sang, la pureté, une idée perverse de la patrie. La poésie est l’exacte contraire. Elle démultiplie le sens des mots et ils échappent à tout ordre. La seule façon de continuer à vivre en poésie, selon la vision que j’ai de Missak Manouchian, c’est de vaincre cet « ordre brun » qui veut s’installer et régner sur les choses les plus intimes que sont les mots. C’est pour sauver cela qu’il s’engage d’abord politiquement, puis dans la lutte armée. Aujourd’hui, nous découvrons ses carnets. Nous l’ignorions jusqu’à présent, mais Mélinée avait gardé une série de carnets et d’agendas où il notait toutes ses pensées au jour le jour, c’était en Arménie. Ces ouvrages, dont une grande partie est rédigée en arménien, n’ont pas encore été traités, mais ils contiennent des textes qui traduisent le crève-cœur que cela représente pour lui de voir sa vie absorbée par la politique, n’ayant plus le temps d’écrire. Il revient dessus sans cesse. Il n’a pas d’autre choix que d’entrer en résistance parce-que le siècle le lui impose. Mais c’est un sacrifice de ce à quoi il a envie de consacrer sa vie.

Portrait de Missak Manouchian, page 75 de la bande-dessinée "Missak Manouchian : une vie héroïque" © ministère des Armées/Les Arènes BD

Portrait de Missak Manouchian, page 75 de la bande-dessinée "Missak Manouchian : une vie héroïque"

Portrait de Missak Manouchian, page 75 de la bande-dessinée "Missak Manouchian : une vie héroïque"

Missak Manouchian reposera, avec son épouse Mélinée, aux côtés des grandes figures du Panthéon le 21 février 2024. Quel rôle a-t-elle eu à ses côtés ?

D.D : Mélinée est quelqu’un qui, d’une certaine manière, dote Missak d’une famille. Ils se rencontrent en tant que militants d’une organisation arménienne, le HOC (Comité de secours à l’Arménie soviétique). Ils sont plus tard élus au comité directeur de cette association et vont travailler ensemble : Missak dirige un journal, Zangou, et Mélinée travaille à ses côtés. Elle aussi est une orpheline du génocide arménien. En 1915, ses parents sont tués. Elle est ensuite recueillie par une association chrétienne au Raincy, en banlieue parisienne. Avec sa sœur, elle en part assez vite et se retrouve logée par la famille Aznavourian (les Aznavour). Mélinée devient peu ou prou la baby-sitter de Charles Aznavour et de sa sœur, Aïda. Le père de Charles Aznavour travaille alors dans les cabarets, les hôtels et les restaurants arméniens de Paris. Il connaît ainsi toute la poésie arménienne, étant lui-même musicien. Missak va se retrouver en contact étroit avec la famille Aznavourian. Lui, l’orphelin isolé, va d’un seul coup trouver en Mélinée une compagne, une famille. Mélinée est aussi militante. Elle ne sera pas une combattante armée, mais va faire ce qu’on appelle du « travail allemand », extrêmement spécial et dangereux. A Paris, à l’époque, beaucoup d’Arméniens qui ont été faits prisonniers et enrôlés de force en Arménie soviétique lors de l’avancée des troupes nazies, forment la « Légion arménienne » sous l’uniforme de la Wehrmacht. Parlant arménien, la mission de Mélinée consistait à essayer de faire passer de la propagande auprès d’eux et tenter d’en faire déserter. La famille Aznavourian était spécialisée dans ce travail, un certain nombre de soldats arméniens fréquentant les cabarets où travaillait le père de Charles Aznavour. Mélinée était aussi dans le service de renseignements des Francs-tireurs et partisans - main-d'œuvre immigrée (FTP-MOI), dirigé par la militante roumaine communiste Cristina Boïco.

Dans une interview au journal Le Monde en décembre 2023, Emmanuel Macron déclarait : « Dans le combat que nous menons contre les obscurantismes, il faut tenir, éduquer et promouvoir des symboles, comme Manouchian. ». Dans ce contexte quelque peu bouleversé en France (retour de la xénophobie, question identitaire …) quel serait, derrière la panthéonisation de Missak Manouchian, le message à retenir ?

D.D : Il faut retenir le côté universel. Missak Manouchian ne va pas entrer seul au Panthéon, mais accompagné de son épouse et de ses 22 compagnons condamnés à mort le 21 février 1944. Sur ces 23 condamnés, il y avait aussi une femme, Golda Bancic, venant comme d’autres des pays martyrisés par le nazisme et le fascisme. Des Espagnols, des Juifs d’un peu partout, des « Bessarabiens » à l’image de Robert Badinter, d’origine bessarabienne … Ce qui a rassemblé tous ces gens qui accompagnent Missak dans sa dernière demeure au Panthéon, c’est que le refuge pour échapper au pire, c’était la France. Tous ces éléments composites du groupe des FTP-MOI se retrouvaient dans l‘adhésion aux idéaux de la Révolution française. Missak en parle beaucoup, et Mélinée encore davantage. Le message de 1789 est martelé par tous, en plus d’adhésions à d’autres références comme la Commune de Paris. Pour eux, le message universel de la Révolution française est essentiel. Quand on se penche sur les lettres qu’ils ont laissées, leur message de lutte contre l’obscurantisme se passe de revendication nationaliste. Le message de Missak est « je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand ». Comment va-t-il trouver cette phrase alors qu’il va tomber sous les balles allemandes ? C’est cela qui est fort. La personnalité de Missak Manouchian n’est pas réductible à quoi que ce soit. Il est une identité multiple : né dans l’Empire Ottoman, Arménien en Turquie, son pays disparait, il devient apatride, il fait deux demandes de naturalisation qui lui sont refusées quand il est en France, il est communiste, mais au moment de mourir, il se confesse auprès de l’aumônier allemand Franz Stock. Donc il est communiste et chrétien. Il est ouvrier, mais il échappe à l’usine en posant comme modèle pendant des années pour gagner sa vie et avoir l’esprit libre pour pouvoir écrire, lire, penser.

La dernière lettre de Missak Manouchian à son épouse Mélinée, page 73 © ministère des Armées/Les Arènes BD

La dernière lettre de Missak Manouchian à son épouse Mélinée, page 73

La dernière lettre de Missak Manouchian à son épouse Mélinée, page 73

Cet ouvrage est coédité par le ministère des Armées. Comment cette collaboration s’est-elle instaurée et qu’en avez-vous tiré ?

D.D : Je faisais partie du comité pour la panthéonisation de Missak Manouchian depuis une dizaine d’années. Jean-Pierre Sakoun qui dirigeait ce comité, nous a demandé, au dessinateur Mako et à moi-même, si nous souhaitions créer une bande-dessinée. Je n’y avais pas forcément songé, ayant déjà beaucoup écrit sur Missak. Jean-Pierre Sakoun a pensé au ministère des Armées pour appuyer le projet. L’idée une fois validée, nous avons travaillé en toute tranquillité et indépendance avec l’historien Denis Peschanski, puis Mako, le dessinateur. Une fois la BD finalisée, nous l’avons envoyée au ministère* pour qu’il puisse voir le résultat. Nous n’avons eu qu’une petite remarque nous demandant l’ajout d’une note de bas de page pour préciser ce que sont les passeports Nansen (les passeports de la Société des Nations en direction des apatrides) ! La collaboration a été exemplaire, il y a eu un respect total de la liberté pour le scénario comme pour le dessin. Denis Peschanski avait pu avoir accès aux archives du ministère des Armées. Il a fait la deuxième partie de la BD, soit une vingtaine de pages historiques étayée de documents. Denis Peschanski en a obtenu une partie via diverses institutions, dont le ministère des Armées.

*au personnel du bureau culture et patrimoine auprès de la ministre des armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants.

La page 22 de la BD "Missak Manouchian, une vie héroïque" © ministère des Armées/Les Arènes BD

La page 22 de la BD "Missak Manouchian, une vie héroïque"

La page 38 de la BD "Missak Manouchian, une vie héroïque"

La page 39 de la BD "Missak Manouchian, une vie héroïque"

La page 41 de la BD "Missak Manouchian, une vie héroïque"

La page 46 de la BD "Missak Manouchian, une vie héroïque"

La page 16 de la BD "Missak Manouchian, une vie héroïque"

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