Gérard Métral : « Ni catholiques, ni juifs, ni communistes : les maquisards des Glières, des frères d’armes »

Direction : SGA / Publié le : 05 avril 2024

ENTRETIEN – Il y a 80 ans, le 26 mars 1944, le maquis des Glières tombait sous le feu de la milice et de la Wehrmacht. Gérard Métral, président de l’Association des Glières, œuvre pour faire vivre l’héritage de ce site emblématique de la Résistance en Haute-Savoie.  Pour ce fils de maquisard, les Glières sont une leçon de vivre-ensemble et une éducation à la citoyenneté sur lesquelles doivent s’appuyer les générations futures.

Gérard Métral, président de l'Association des Glières © Alexis Rosset/SGA/COM

Gérard Métral, président de l'Association des Glières

Propos recueillis par Marguerite Silve Dautremer

 

Gérard Métral, nous sommes en janvier 1944, en Haute-Savoie. Dans quel contexte se forme le maquis des Glières ?

Gérard Métral : Il se forme à un moment clé de la résistance. Le 31 janvier 1944 l’État de siège est proclamé par l’intendant de la police française Lelong. Une chape de plomb s’abat sur la Haute-Savoie : la liberté de circuler est fortement compromise, un couvre-feu est imposé de 20h à 7h du matin, les porteurs d’armes sont automatiquement traduits en cour martiale et fusillés. En France, cette répression est unique. Terre de maquis par excellence, le département savoyard avec ses nombreux reliefs et forêts est une « planque » idéale pour les nombreux jeunes qui fuient le Service du travail obligatoire (STO). Les nombreuses filières qui s’y développent, dirigées par le Parti communiste ou les mouvements de jeunesse catholique, augmentent le nombre de ces hommes.

La Haute-Savoie est donc une terre de résistance ?

G.M : Oui, c’est tout à fait vrai. Pendant la Révolution française la région était déjà un refuge pour les prêtres réfractaires. Il y a en Haute-Savoie, une véritable tradition de résistance.

Pour quelle(s) raison(s) ce site a-t-il été choisi ?

G.M : Dès septembre 1943, dans la perspective du Débarquement en Normandie, les Alliés recherchent un site pour parachuter des armes à la Résistance, en France. C’est l’objectif de la mission interalliée « MUSC », qui comprend deux représentants des services secrets français (le Capitaine Jean Rosenthal, de la BCRA[1]) et anglais (le Capitaine Richard Harry Heslop, du SOE[2]) ainsi que le Colonel Romans-Petit, successeur du commandant Jean Vallette d'Osia[3] à la tête des maquis de l’Ain et de la Haute-Savoie. À l’issue de cette mission de reconnaissance, les Glières sont retenues pour des raisons simples : à 1 500 mètres d’altitude, le plateau permet de mener des activités insoupçonnables depuis les vallées et est facilement repérable par l’aviation alliée. Les parachutages ayant lieu lors des nuits de pleine Lune, les lacs du Bourget, d’Annecy et Léman agissent comme des « miroirs » qui guident les aviateurs. Les lumières de Genève en Suisse voisine, pays neutre, sont un autre repère important alors que la France, en situation de « défense passive », est plongée dans le noir. Ce concours de circonstances a été déterminant dans le choix du site des Glières. Suite au feu vert de Churchill le 26 janvier 1944, un premier parachutage prévu le 10 février n'aura pas lieu à cause du mauvais temps. Il faudra attendre le 10 mars pour que La Royal Air Force (RAF) largue 54 containers sur le plateau, éclairé par les bûchers ardents positionnés par les maquisards. Au total il y aura trois parachutages (soit 90 tonnes d’armes) ainsi qu’un quatrième après l’évacuation du plateau, contenant 120 tonnes de mitraillettes, bazookas, vivres et vêtements.

Le plateau des Glières et son ancienne aire de parachutage © Erwan Rabot

Le plateau des Glières et son ancienne aire de parachutage

Le plateau des Glières et son ancienne aire de parachutage

Quel était le profil des maquisards ?

G.M : Les maquisards des Glières viennent de toute la France et sont issus de divers courants politiques. Ces jeunes arrivent par les filières de l’Armée secrète (AS) ou celles des Francs-tireurs et partisans[4] (FTP) et se fédèrent, sous l’autorité de Tom Morel. Officier du 27e bataillon de chasseurs alpins (BCA) entré en résistance en 1942, chef des maquis de la Haute-Savoie, c’est lui qui organise la défense du plateau. Ce maquis n’est pas uniquement haut-savoyard, ce qui en fait sa particularité. Les locaux représentent environ 40% de la totalité des membres du maquis. Le reste vient de toute la France et de l’étranger : on compte 55 Espagnols, des Polonais, des Autrichiens, un Allemand déserteur ainsi qu’un Russe. Cette communauté hétérogène est constitutive de « l’Esprit des Glières », qui n’a pu exister que grâce à l’autorité et à la bienveillance de Tom Morel.

Quelles furent leurs motivations à rejoindre le maquis ?

G.M : Fin 1943, la répression allemande est de plus en plus forte en Haute-Savoie. De terribles exactions sont commises contre des civils, dans les villages martyrs de Saint-Eustache et Habère-Lullin, entre autres. D’emblée, les jeunes des maquis avoisinants rallient le plateau des Glières, qui passe de 120 à 465 hommes. Cette motivation est aussi plus ancienne. Pour le comprendre, il faut revenir aux prémices des Glières, dans le maquis voisin de Manigod. Créé par les Jeunesses catholiques en avril 1943, ce maquis non-armé au départ est un sanctuaire de réflexion pour les jeunes réfractaires au STO. Sur place, encadrés par des philosophes et enseignants, l’objectif est de réfléchir à la France d’après-guerre. Dans un contexte de répression allemande très forte, cela est remarquable. Ils sont rejoints plus tard par le groupe d’Uriage (qui compte parmi ses membres Hubert Beuve-Méry, futur directeur du journal Le Monde), qui circule dans tous les maquis de la région et participe à la formation intellectuelle de ces jeunes. En décembre ils sont formés au maniement des armes par le lieutenant Jourdan, du 27e BCA. Cet esprit de réflexion sera très fédérateur et se retrouvera sur le plateau des Glières.

Quel était le quotidien de ces hommes là-haut, à 1 500 mètres d’altitude ?

G.M : À ce moment précis nous sommes au creux de l’hiver. L’épaisseur de neige atteint en moyenne deux mètres et demi sur le plateau. Les températures dépassent les -20 degrés et ces jeunes n’ont pour seul abri que de légers chalets d’alpage. Ils dorment dans la paille. Les conditions de vie étaient donc très difficiles. Leurs journées étaient rythmées par des exercices, selon l’organisation militaire imposée par Tom Morel : postes de guet, missions de ravitaillement, temps d’apprentissage au maniement des armes (reçues par les parachutages alliés). De jeunes lieutenants du 27e BCA encadraient ces exercices et ont imposé à ces jeunes, inexpérimentés, une discipline stricte. Parmi eux, c’est important de le souligner, certains étaient réfractaires à l’armée. Face à la montée en puissance des milices et des allemands autour du plateau, ils ont vite réalisé que cela était vital au maintien du maquis. Beaucoup de maquis sont tombés car ils n’étaient pas structurés, ni dirigés par des hommes qui avaient l’habitude de manier des armes. Le soir, des veillées étaient organisées et permettaient aux maquisards des différentes sections et compagnies de se rencontrer et de développer cet esprit de cohésion.

 

Le plateau des Glières © Erwan Rabot

Le plateau des Glières

Le plateau des Glières

Comment la relation avec le 27e BCA s’est-elle instaurée ?

G.M : Début 1940, le 27e BCA est dirigé par le commandant Jean Vallette d’Osia. Dès cette année-là, alors qu’il fait partie de l’armée d’Armistice[5], il prépare la revanche contre l’occupant allemand. Pendant deux ans, il entraîne ses hommes, détourne et cache armes et vêtements militaires. En 1942 il entre en Résistance avec une partie des lieutenants du 27e BCA. Il participe à la création de l’Armée secrète et en devient, en 1943, le chef en Haute-Savoie. Objectif : organiser, nourrir, habiller, armer et exercer les nombreux jeunes réfractaires au STO qui se réfugient dans le département, sans se faire repérer par l’occupant italien puis allemand. Il est arrêté par les allemands le 13 septembre 1943. Tom Morel le remplace à la tête des maquis de l’Armée secrète[6].

Étaient-ils en lien avec la population locale, si oui, quelle était la nature de cette relation ?

G.M : Il n’y a pas de maquis possible sans relation étroite avec la population. Sur ce point, le plateau des Glières était exemplaire : toutes les vallées autour du maquis ont « joué le jeu ». Les paysans fournissaient ravitaillement, informations, se faisaient pourvoyeurs de marchandises par le biais d’allers et venues des vallées jusqu’au plateau… il y avait une symbiose très forte entre eux et les maquisards. Un exemple illustre cette relation forte. Une semaine avant la chute des Glières, alors que le plateau est encerclé par la division alpine de la Wehrmacht, les paysans parviennent à faire monter vingt-sept vaches sur le plateau, pour fournir lait et viande aux maquisards. Dans un milieu de répression extrême, les habitants sont encore capables de donner tout ce qu’ils ont. On ne peut qu’être admiratif. En outre dans un premier temps, des ententes entre Tom Morel et les groupes mobiles de réserve de Vichy (GMR) existent pour que certaines zones de passage du ravitaillement ne soient pas attaquées. Ce qui devient impossible lorsque la milice arrive.

Comment Tom Morel, puis plus tard, Maurice Anjot, sont-ils parvenus à créer cet esprit de cohésion ?

G.M : L’esprit de cohésion qui régnait sur le plateau est dû en grande partie à la forte personnalité de Tom Morel. Les archives des Glières le confirment. De son vivant[7], il entretient un lien étroit avec les maquisards, en allant systématiquement à leur rencontre. Il a une forte considération pour les FTP et les chefs des autres maquis de la région qui se joignent à lui (Thônes, Manigod…). Il fédère le groupe tout en respectant sa diversité, notamment en laissant à la tête de ces hommes leurs chefs d’origine. Cela est fondamental dans l’existence du maquis.  Cet esprit perdure jusqu’à aujourd’hui, dans l’Association des Glières que je préside. Tous les courants politiques y sont représentés, sans aucune animosité.

Le 26 mars 1944, les maquisards évacuaient le plateau sous le feu de la 157e division alpine de la Wehrmacht. Qu’advient-il de ces hommes, acculés ?

G.M : Après l’ordre d’évacuation de Maurice Anjot, les jeunes des Glières n’ont d’autre choix que de rejoindre leurs maquis d’origine, la plupart venant de Manigod. Pour cela ils n’ont qu’une solution : traverser les lignes allemandes ou celles de la milice, qui cernent le plateau. Les pertes sont terribles. Sur les 129 morts qu’on décompte côté maquisards, 110 viennent de cette exfiltration. 27 d’entre eux qui tentent de regagner le maquis de Manigod tombent dans une embuscade à Thônes. Dirigés par le lieutenant Jourdan du 27e BCA, seulement sept parviennent à regagner Manigod. Ces hommes reposent désormais là où ils sont tombés, dans la nécropole nationale de Morette.

Quel rôle la Résistance des Glières a-t-elle joué dans la Libération ?

G.M : Un rôle clé. Beaucoup d’armes qui ont servi dans les combats pour la Libération provenaient du plateau des Glières. Le 1er août 1944, après la dispersion du plateau, 120 tonnes d’armes y sont larguées dans un ultime parachutage. L’opération a lieu cette-fois ci en plein jour, la chasse allemande étant réduite à néant grâce au Débarquement allié en Normandie quelques semaines plus tôt. Cela a permis d’armer tous les maquis de la Haute-Savoie. Le maquis des Glières va se reconstituer en grande partie sur le maquis de Manigod. C’est lui qui va protéger Annecy et barrer la route aux allemands, qui tentent de s’y rendre pour y défendre leur garnison. Dans les autres bastions de la Haute-Savoie, les jeunes rescapés du maquis des Glières sont incorporés aux FTP et participent activement à la Libération du département. Grâce au plan d’attaque établi par Godard, lieutenant du 27e BCA, toutes les garnisons allemandes de Thonon, Evian, Chamonix, Cluses … tombent les unes après les autres jusqu’à Annecy, libérée le 19 août 1944.

Le Monument national de la résistance, sur le plateau des Glières © Erwan Rabot

Le Monument national de la résistance, sur le plateau des Glières

Le Monument national de la résistance, sur le plateau des Glières

Aujourd’hui, que représente le plateau des Glières pour la Haute-Savoie, et plus généralement pour la mémoire de la Résistance ?

G.M : En Haute-Savoie, le plateau des Glières était l’élément fédérateur de tous les maquis de la région. Je tiens à le souligner car cela est très important. Sur ce plateau, face à la milice et à l’armée allemande, les maquisards des Glières sont devenus le « bataillon des Glières ». Il n’y avait plus de différence sociale. Ils n’étaient plus ni ouvriers, ni instituteurs, ni agriculteurs, ni étudiants. Ils n’étaient d’ailleurs plus catholiques, juifs, communistes, mais des hommes qui voulaient défendre leur liberté. Ce côté « frères d’armes » est une formidable leçon de vivre-ensemble et une éducation à la citoyenneté sur lesquelles doivent s’appuyer les générations futures. Commémorer Glières aujourd’hui, c’est entrevoir un avenir plus radieux, plus humain et plus proche des idées que véhiculait la Résistance.

Après la guerre, comment le plateau devient-il un lieu de mémoire ?

G.M : Il ne se passe rien avant les années 1970, date à laquelle est construite une route qui permet d’accéder au plateau. Les « anciens » des Glières y font édifier un monument, inauguré par André Malraux en 1973. D’un alpage retiré, le site devient un lieu de visite et de mémoire.

Aujourd’hui, quelles valeurs souhaitez-vous transmettre à travers votre Association des Glières ?

G.M : Celles de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité ». Notre association a coutume d’expliquer cette devise en commençant par la Fraternité. Elle a rayonné sur le plateau ; elle est capitale pour la cohésion de la société. L’association oriente son action vers les jeunes générations pour véhiculer ces trois valeurs. Elles sont la référence de notre association. Chaque année en juin, 2 500 enfants issus des écoles de la région montent par les chemins des maquisards sur le plateau pour célébrer le maquis. D’autres enfants viennent de toute la France aussi visiter les sites chaque année. Tout cela est organisé avec l’aide du Département.

Votre père, Alphonse Métral, fut l’un des premiers à rejoindre le maquis. Que vous a-t-il transmis de cette période de sa vie ?

G.M : Une rigueur morale, c’est évident. Mon père a eu un engagement politique, social et culturel fort après la guerre. Pendant 17 ans, il est 1er adjoint de la ville d’Annecy. Il était très proche de Francois de Menthon, l’un des grands résistants de la Seconde Guerre mondiale dès 1940, qui est une figure tutélaire du département. Mon frère et moi-même avons grandi dans un état d’esprit d’ouverture aux autres, de générosité et d’empathie vis-à-vis d’autrui. C’est de cette façon que j’anime et préside aujourd’hui l’Association des Glières avec tous les courants qui la composent, dans un souci de respect et d’égalité qui était fondamental pour mon père.

Le maquis du plateau des Glières, 1944

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Un soldat du 27e BCA se recueille devant une stèle de maquisards © Erwan Rabot

Un soldat du 27e BCA se recueille devant une stèle de maquisards

Le plateau des Glières

Au milieu : Alphonse Métral, le père de Gérard Métral et ses compagnons du maquis des Glières

Le plateau des Glières 

Théodose Morel, alias Tom Morel

Image 1 sur 5

 

[1] Bureau central de renseignements et d'action

[2] Special Operations Executive

[3] Commandant du 27e Bataillon de chasseurs alpins (BCA), entré en Résistance en 1942, capturé par les allemands le 13 septembre 1943.

[4] Mouvement de résistance intérieure française créé à la fin de 1941 et officiellement fondé en 1942 par la direction du Parti communiste français. Beaucoup d’entre eux sont étrangers.

[5] L'Armée d'armistice, nommée également l'Armée de Vichy, est l'armée qui se trouve placée sous l'autorité du gouvernement de Vichy après l'armistice du 22 juin 1940 consécutif à la défaite de la France face à l'Allemagne au début de la Seconde Guerre mondiale.

[6] Nommé par Romans-Petit, chef des maquis de l’Ain. 

[7] Tom Morel meurt assassiné le 10 mars 1944 à Entremont, par un membre des GMR.

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