Bertrand Rondepierre : « Notre souveraineté, en matière d'IA, implique la maîtrise des technologies »
Souveraineté nationale, supercalculateur, champ de bataille, stratégie ministérielle... Bertrand Rondepierre décrypte les grands enjeux liés à l'intelligence artificielle, et il confirme que le traitement des données est bel et bien un enjeu majeur au sein des armées.
L'émergence de l'intelligence artificielle (IA) de défense a été graduelle. Quand a-t-elle débuté ?
Bertrand Rondepierre : En France, le sujet a commencé à monter en puissance en 2015-2016. Je pense néanmoins que la rupture s'est faite en 2019 quand Florence Parly, alors ministre des Armées, a présenté les grandes priorités et l'ambition de la Nation en matière d'IA. Il est en revanche plus difficile de dater son arrivée à l'échelle mondiale. Par exemple, aux États-Unis, la Maison-Blanche a publié une stratégie nationale sur l'IA peu avant 2018. Mais c'est surtout la création du CDAO (en anglais, Chief Digital and Artificial Intelligence Office), en juin 2022, qui a véritablement lancé le pays dans cette voie. Plus globalement, nous assistons depuis quelques années à une accélération assez nette et très significative des progrès en matière technologique, avec, en 2023, une maturité de l'IA en forte croissance. Je pense ainsi que l'IA ne relève plus du champ de l'innovation. Elle doit être considérée comme une technologie s'inscrivant dans le cadre des applications opérationnelles.
En quoi la guerre russo-ukrainienne illustre-t-elle l'accélération du passage à dans les conflits modernes ?
Sans forcément rentrer dans le conflit ukrainien, l'IA en guerre ne se réduit pas au champ de bataille, mais elle va de la vie quotidienne au commandement et aux opérations. Il y a en fait deux grands cadres d'application de l'IA. Le premier est l'assistance au commandement : l'IA en temps réfléchi. L'objectif est alors de raccourcir la boucle décisionnelle. Comment ? En appréhendant d'une meilleure façon la donnée dans son volume et dans sa masse. Prenons l'exemple d'un drone qui fait remonter des prises de vue du terrain. Dans ce cas précis, l'IA peut traiter l'information en l'analysant et en l'interprétant de façon beaucoup plus globale et rapide qu'un opérateur humain. Le deuxième cadre d'application se déroule en temps réel embarqué. Par exemple, avec l'assistance au pilote, voire le pilotage automatique d'un avion de combat.
Quels enseignements les combats en Ukraine vous apportent-ils ?
Il y a des sujets périphériques à l’intelligence artificielle qui sont aussi très importants. Je pense notamment à l’omniprésence de la donnée. Son appréhension est donc fondamentale, car le champ de bataille est complètement numérisé. Conséquence : il faut savoir réagir et s’adapter en temps réel. Un drone en Ukraine vole dans un environnement totalement brouillé. Si vous ne possédez pas de moyens de brouillage ou de contournement intelligent, alors aucun engin ne peut se déplacer dans les airs. L’un des enseignements du conflit est donc qu’il est impératif d’être en mesure de faire la guerre en situation dégradée, notamment sur le plan électromagnétique. L’IA sert ainsi à acquérir un certain degré d’autonomie, par exemple pour qu’un drone aille sur objectif quel que soit l’environnement.
En mars 2024, Sébastien Lecornu a présenté la stratégie ministérielle en matière d’IA de défense. Quelles en sont les grandes lignes ?
Sébastien Lecornu a bien rappelé que l’IA est un « game changer » (un tournant décisif) pour le ministère et les forces armées. Il faut donc prendre le virage immédiatement. Cela passe entre autres par la création, au premier semestre 2024, de l'Agence ministérielle pour l'intelligence artificielle de défense (Amiad). Sa mission : professionnaliser l'usage de l'IA dans les armées en accélérant son intégration au profit des opérations et des processus organiques. À la clé, une supériorité opérationnelle renforcée et une meilleure efficacité dans le travail quotidien des agents du ministère. Ces dernières années, notre capacité à mettre en production des technologies d'IA au profit de systèmes d'armes était en effet assez limitée. L'Amiad vient pallier ce manque à travers nombre de leviers et de moyens d'action. L'un d'eux a trait aux ressources humaines. L'agence a notamment pour tâche de constituer une réserve d'expertise, afin de ne pas seulement faire appel à des industriels pour tel ou tel projet. Mais aussi, de façon à se réapproprier une partie de la compétence en matière de numérique et d'IA au sein du ministère, à la fois pour les applications les plus sensibles et pour être au plus près des besoins opérationnels en temps réel. On en vient donc à la question de la souveraineté.
Justement, pourquoi est-il important pour la France d'être souveraine en matière d'IA de défense ?
Cette souveraineté implique la maîtrise des technologies, via des personnes qui savent également les développer. L'internalisation d'une partie des compétences fait ainsi partie de notre plan d'action. Pour répondre à sa mission, qui est de mettre de l'IA en production, l'Amiad doit évidemment recruter des experts dans beaucoup de domaines différents. Je pense notamment aux développeurs «full stack1», ou bien à ceux travaillant dans la sécurité des systèmes d'information. Pour information, l'agence renferme 75 % de métiers techniques et comptera 300 personnes d'ici à 2026. Plus globalement, l'Amiad doit faciliter les collaborations au sein de tout l'écosystème IA, des académiques aux industriels, en passant par les start-up.
Est-ce un objectif réalisable ?
Tout dépend de l'ambition générale. La souveraineté peut en effet se décliner au très bas comme au très haut niveau. Il n'est par exemple pas réaliste de vouloir tout produire soi-même. Mais en se réappropriant des compétences en interne, le ministère des Armées et des Anciens combattants développe une certaine maîtrise des technologies dont il a besoin pour produire de l'IA. La feuille de route qui a été tracée est donc parfaitement tenable et pertinente. En résumé, il ne s'agit pas de réinventer l'ensemble des technologies, mais bien de commencer par maîtriser celles qui existent. Si nous devions un jour perdre l'accès à certaines d'entre elles, pour une raison quelconque, nous serions ainsi capables de faire le travail nous-mêmes.
Où la France se situe-t-elle par rapport aux autres pays ?
Il est toujours difficile de se comparer aux autres, car il n'existe pas vraiment d'éléments tangibles sur lesquels s'appuyer. Chaque nation parle d'IA sans jamais trop en dire et, parfois, les mots sont plus ou moins fidèles à la réalité. Néanmoins, en Europe, la France se situe très clairement dans le wagon de tête. Nous visons d'ailleurs la première place sur le Vieux Continent, une ambition vraiment proche d'être atteinte. À l'échelle internationale, c'est beaucoup plus complexe. Les États-Unis sont probablement en tête. Vient ensuite la question du positionnement exact des uns et des autres.
Le ministère des Armées et des Anciens combattants devrait également posséder, dès 2025, son propre supercalculateur classifié et dédié à l'IA. Concrètement, qu'est-ce que cela va changer ?
Le ministre souhaite disposer de ce supercalculateur avant la fin de l'année 2025. Un délai que nous tenons très largement pour le moment. Que permettra-t-il de faire ? Il nous donnera une capacité au niveau « secret » assez massive. Nous travaillons quotidiennement sur une masse de données souvent très sensibles. Pour les traiter, nous avons besoin de machines ayant une puissance de calcul importante, et capables de manier des éléments classifiés. Cette capacité n'existe pas actuellement. Ce supercalculateur, situé au Mont-Valérien, à Suresnes (Hauts-de-Seine), nous permettra également de garantir notre souveraineté sur le temps long.
À plus long terme, quelle place l'IA va-t-elle prendre dans les programmes structurants tels que le Système de combat aérien du futur (Scaf) ou le Porte-avions de nouvelle génération (PA-NG) ?
C'est justement l'une des missions de l'Amiad. L'agence doit en effet mener une réflexion et se poser la question suivante : d'un point de vue capacitaire et opérationnel, que signifie avoir de l'IA ? Le Scaf et le PA-NG sont deux programmes encore assez éloignés2. Il nous faut donc être un peu visionnaires. Personne ne sait vraiment de quoi sera faite l'IA dans le prochain porte-avions. Ce dont nous sommes sûrs, en revanche, c'est qu'elle sera bel et bien présente. Comme on ne peut pas préjuger des technologies qui sortiront d'ici là, l'enjeu n'est pas tellement de définir les futurs algorithmes d'IA du bâtiment. Nous pouvons, par contre, déterminer les concepts d'emploi opérationnel et le lien entre l'humain et la machine. En somme, anticiper l'architecture globale pour que cette dernière, une fois assemblée, ne soit pas déjà obsolète.
Recueilli par EV1 Antoine Falcon de Longevialle
1 Technicien ou ingénieur, le développeur « full stack » réalise l’ensemble des fonctionnalités techniques d’un site ou d’une application web.
2 Le successeur du Rafale devrait être opérationnel à l'horizon 2040. Le nouveau porte-avions, lui, devrait voir le jour en 2038.
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