IA de Défense : le défi de la souveraineté

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 14 novembre 2024

Révolutionnaire au même titre que l'atome en son temps, l'intelligence artificielle (IA) se fait une place grandissante sur le champ de bataille. Déjà à l'œuvre dans le conflit russo-ukrainien et au sein des armées françaises, elle remodèle l'art de la guerre et devrait s'imposer comme l'alliée indispensable face au déluge de données qui caractérise notre époque. Explications.

Dans les champs immatériels, l’IA s’impose comme une arme d’influence et de désinformation. © Olivier Berg/DPA/AFP

Le conflit russo-ukrainien est devenu le « laboratoire » d’une guerre d’un nouveau genre. Une guerre où l’armée la plus puissante n’est plus forcément la plus fournie en effectifs et matériels, mais elle pourrait être celle capable d’analyser et d’exploiter en temps réel le plus grand nombre de données possible. Le gouvernement ukrainien, par la voix de son ministre de la Transformation numérique, Mykhailo Fedorov, le revendique : « Nous sommes ici aujourd'hui une sorte de terrain d’entraînement à l’utilisation de l’intelligence artificielle. » Sur la ligne de front ukrainienne et dans les boucles décisionnelles, l’IA s’est rapidement imposée comme un rempart face à la masse de soldats et de matériels russes. Si elle ne remplace pas la guerre traditionnelle, cette technologie constitue aujourd’hui un allié indispensable dans plusieurs domaines : l’aide à la décision, l’autonomie des systèmes d’armes, l’observation, la logistique, le ravitaillement, la cybersécurité, la santé du personnel, les ressources humaines, entre autres.

Un soldat ukrainien utilise un drone Vampire, dans l’Est de l’Ukraine, le 2 février 2024. © Dmytro Smolienko/NurPhoto/AFP

Si les champs de bataille ne sont pas encore peuplés de robots tueurs comme dans Terminator, les algorithmes d’intelligence artificielle se font une place grandissante dans les systèmes d’armes. Sous l’effet de l’intégration du numérique, les militaires se retrouvent aujourd’hui à gérer une quantité de données sans précédent. En cause : la prolifération des capteurs, à savoir tout appareil permettant la collecte d’informations (le carburant de l’IA). Il peut s’agir de drones, de satellites, de téléphones portables, de radars ou encore de caméras embarquées dans les véhicules. Ces dispositifs, pour la plupart démocratisés et répandus à l’échelle du globe, génèrent d’énormes volumes d’informations en temps réel, que l’humain ne peut traiter et analyser rapidement et efficacement. Seule l’IA dispose aujourd’hui de capacités de calcul et d’analyse suffisantes pour exploiter des données toujours plus conséquentes (interarmées, interalliées, diplomatiques, industrielles) et répondre aux besoins tactiques d’immédiateté et de précision. Dans ce contexte, l’amiral Pierre Vandier explique que l’IA va servir à deux choses dans les armées : « Faire gagner du temps à l’humain pour des tâches laborieuses et aider à la prise de décision. »

De l’IA dans les drones

L’usage massif des drones illustre ce nouveau paradigme. Depuis plus de deux ans, ils prolifèrent par dizaines de milliers sur le champ de bataille ukrainien. À l’affût des moindres mouvements des troupes russes, le drone est particulièrement efficace pour la guerre de position que mènent les belligérants depuis le printemps 2022. Utilisés par les deux camps, ces appareils faiblement détectables et capables de voler jusqu’à 1000 km de l’opérateur scrutent en permanence les positions ennemies et recueillent de grandes quantités d’informations hétérogènes qui sont traitées à l’arrière grâce à l’intelligence artificielle. Ces informations éclairent le champ de bataille et lui donnent une transparence inédite, dissipant ce que le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz appelait le « brouillard de la guerre », qui désigne l’incertitude entourant les combats. Pour l’amiral Pierre Vandier, « le nouveau brouillard de la guerre réside dans les capacités de l’adversaire à exploiter les données recueillies sur le champ de bataille. Le cœur du sujet, c’est la qualité et la vitesse de prise de décision ».

Cette utilisation stratégique de la donnée a rapidement été comprise par l’armée ukrainienne qui a, dès le début du conflit, fait appel à des entreprises du secteur des nouvelles technologies pour lui venir en aide. Elon Musk, via sa constellation de satellites Starlink1, a fourni aux Ukrainiens une connexion internet rapide et sécurisée sur la ligne de front, ce qui leur a permis de contrer les coupures d’électricité et de réseau causées par l’armée russe. Ce service est devenu un support majeur de la boucle Observer-orienter-décider-agir (OODA), qui permet la coordination entre les autorités de commandement et de contrôle, les flux d’informations et le processus de prise de décision à l’aide d’outils numériques pendant la bataille. « Sans Starlink, nous aurions perdu la guerre », a déclaré un commandant militaire ukrainien, en juillet 2022. En parallèle, la société Amazon a sécurisé les données administratives et économiques de l’État ukrainien via le téléchargement de 10 millions de gigaoctets de données dans le cloud2.

Une fois la connexion internet établie et les données sensibles mises à l’abri, le gouvernement ukrainien a contre-attaqué. Il a mis à disposition une application permettant aux militaires et civils de téléverser des photographies, vidéos et toute autre information concernant les mouvements de l’armée russe. Couplées avec des images satellites et d’autres, issues de drones, de piratage ou émanant de sources ouvertes comme les réseaux sociaux, ces données sont exploitées pour des opérations de ciblage avec l’aide de logiciels intégrant de l’IA. Cette dernière peut même générer des recommandations stratégiques et tactiques, et ainsi accélérer la boucle OODA.

Au-delà du renseignement, les drones intégrant de l’IA constituent des armes redoutables. Équipés d'une grenade ou d’une tête de roquette, ils sont capables de causer de lourds dégâts à l’adversaire. Certains peuvent également outrepasser les capacités de brouillage russes et se passer de l’opérateur si nécessaire, afin de poursuivre la mission dans un environnement électromagnétique contesté. Du point de vue matériel, les besoins sont considérables. Certaines autorités ukrainiennes évoquent un besoin de 100 000 à 120 000 drones par mois. De son côté, le think tank britannique Rusi (Royal United Services Institute), spécialisé dans la sécurité et la défense, estime que Kiev en perdrait près de 10 000 par mois. En cause : une course effrénée à l’armement et à l’information afin de garder l’avantage.

Dans ce domaine, les belligérants se rendent coup pour coup. La durée de vie d'un logiciel de drone sur le front ukrainien est de moins de 12 semaines avant identification et la possible exploitation d’une faille par l’adversaire. « Tenir la cadence impose aux techniciens et ingénieurs de redoubler de créativité », explique le commandant Vincent Sébastien, directeur adjoint de l’Agence ministérielle pour l’IA de défense (Amiad). « Les Ukrainiens sont de bons mathématiciens et de bons programmeurs capables de bricoler de l’IA dans un garage avec très peu de moyens. Ce rapport à la technologie, moins vertical que dans l’armée russe, leur permet d’expérimenter et de tester rapidement de nouvelles stratégies », poursuit-il.

Le ministère des Armées et des Anciens combattants se dote de la plus importante capacité de calcul classifiée dédiée à l’intelligence artificielle d’Europe

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Une arme de désinformation

Loin des combats, dans les champs immatériels, l’IA permet aussi de falsifier et de manipuler des vidéos, des photographies ou des audios. Ces contenus, diffusés sur les réseaux sociaux ou internet, sont utilisés par la Russie ou d'autres acteurs malveillants à des fins de propagande et de désinformation. Les deepfakes3, par exemple, sont pour certains d’entre eux difficiles à repérer pour l’esprit humain. Le début de la guerre en Ukraine a, par exemple, été marqué par la diffusion d'une imitation par l’intelligence artificielle du président Volodymyr Zelensky, dans laquelle il appelait à déposer les armes et qui avait été injectée lors d'une cyberattaque russe sur des stations de communication ukrainiennes. Pour Emmanuel Chiva, délégué général pour l'armement, ces méthodes illustrent « la généralisation de l’IA comme arme de désinformation et d’influence. Cette guerre nous apprend que nous devons nous doter des moyens de détecter et de déjouer la désinformation », affirme-t-il. Cette problématique est partagée par de nombreuses démocraties à travers le monde, régulièrement prises pour cibles par des campagnes de diffamation et de manipulation sur les réseaux sociaux. Face à cela, des logiciels fondés sur l’IA, encore une fois, vont être capables d’étudier ces contenus (eux-mêmes générés par l’IA) et établir leur véracité.

Le défi de la souveraineté

À l’instar de l’Ukraine, les armées françaises travaillent sur l’intelligence artificielle depuis de nombreuses années. Dès 2018, le ministère des Armées et des Anciens combattants a engagé des investissements et lancé près de 400 projets en la matière. L’accélération de la maturité de cette technologie oblige aujourd’hui la France à passer à l’échelle industrielle, pour que l’usage de l’IA se répande dans les tâches administratives et les missions opérationnelles.

Pour y parvenir, le ministre des Armées et des Anciens combattants, Sébastien Lecornu, a présenté le 8 mars 2024, sur le site de l’École polytechnique à Palaiseau (Essonne), la stratégie ministérielle en la matière« Le saut technologique que représente l’intelligence artificielle est sans doute celui qui révolutionnera la manière de faire la guerre. Ou même, plus important encore, de l’éviter, comme l’atome en son temps », a-t-il rappelé.

Le même jour, il a annoncé la création de l’Amiad. Sa mission : permettre à la France de maîtriser souverainement ces technologies pour ne pas dépendre des autres puissances, comme l’avait voulu le général de Gaulle en 1945 au moment de lancer notre politique de dissuasion. Cette agence, basée sur le campus de l’École polytechnique à Palaiseau pour son volet « recherche » et à Bruz (Ille-et-Vilaine) pour le volet « production », devrait compter, in fine, 300 personnes, dont des chercheurs et des militaires. Ils pourront s'appuyer sur « le plus puissant supercalculateur dédié à l’IA en Europe », précise le ministre. Installé au Mont-Valérien, à Suresnes, il permettra de « traiter souverainement des données "secret défense" », mais pourra aussi profiter à d'autres ministères, ainsi qu’aux entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Les armées pourront également y tester l’IA embarquée dans les systèmes d’armes « en maintenant un fort degré de protection », détaille le ministre, tandis que les industries de défense pourront aussi utiliser ce supercalculateur et le nourrir avec leurs données, « sans crainte d'espionnage ». Certaines entreprises de défense, les grandes comme les PME, pourront ainsi « travailler sur un espace militarisé secret ».

De son côté, le nouveau directeur de l’Amiad, Bertrand Rondepierre, entend professionnaliser l'usage de l’IA dans les armées« Aujourd’hui, l’IA ne relève plus seulement du domaine de l’innovation, mais doit être considérée comme une technologie relevant des applications opérationnelles. Aussi, la mission de l’Amiad n'est pas de pousser une vision, de convaincre ou d’évangéliser le ministère sur les sujets de l’IA, mais de contribuer à la transformation des armées. En clair, il s’agit de s’outiller pour gagner la guerre. »

De nombreux cas d'usage

Fort de cette dynamique, les cas d’usage se multiplient au sein des armées françaises. La Marine nationale, par exemple, utilise l’IA pour aider les analystes en guerre acoustique, les « oreilles d'or », à trier les sons. L’objectif : orienter leur attention sur les seuls signaux utiles, à forte valeur ajoutée, et sur lesquels ils pourront apporter leurs compétences. Les premiers retours d’expérience montrent un gain de temps de près de 98 %. Pour le capitaine de frégate Vincent Magnan, directeur du Centre d’interprétation et de reconnaissance acoustique (Cira), le recours à l’IA dans la Marine nationale est dû à deux éléments de contexte majeurs. « Premièrement, le trafic maritime est en forte augmentation. Deuxièmement, les équipements de détection acoustique sont de plus en plus nombreux et performants. Ces deux facteurs accroissent considérablement la quantité de données à traiter, et deviennent un défi de taille. » Les chiffres illustrent ce changement d’échelle. En 2020, le Cira collectait 1 téraoctet (TO) de données par an, contre 10 TO en 2024-2025 et potentiellement 100 TO d'ici à 2040.

L'IA assiste « les oreilles d’or » de la Marine nationale dans l'analyse des détections acoustiques. © MT Jérôme Guégan/Marine nationale/Défense

Autre domaine d’application : le combat collaboratif infovalorisé. Futur du combat aéroterrestre, il fera circuler l’information en temps réel entre toutes les unités déployées sur le terrain. Le but est de transformer les forces armées en des réseaux de systèmes interconnectés, capables de s'adapter rapidement à un environnement opérationnel en constante évolution. Les programmes Scorpion4 pour l'armée de Terre et Scaf5 pour l'armée de l’Air et de l’Espace en sont de parfaites illustrations. Dans ces vastes systèmes, l’IA sera chargée de collecter et de fusionner les données provenant de capteurs multiples (radars, caméras, véhicules, etc.) pour fournir une image complète en temps réel de l'environnement opérationnel. En parallèle, l’IA aidera les militaires à prendre des décisions éclairées en leur proposant des scénarios et des options tactiques en fonction de la situation.

Représentation du système du combat aérien du futur.  © Direction générale de l’armement

« La responsabilité de l'humain »

Dans les deux cas, les drones (aériens ou terrestres) occuperont une place prépondérante et disposeront d'une grande autonomie, même si l’engagement reste la prérogative de l’humain. « L’IA n'a pas le droit de définir ou de modifier elle-même la mission qui lui a été confiée. Cela s’appelle la permanence de la responsabilité du commandement », explique Emmanuel Chiva. Pour couper court aux craintes du remplacement de l'homme par la machine, la France s’est dotée en 2020 d’un comité d’éthique de la défense dont l'un des premiers avis a justement porté sur les systèmes d'armes létales intégrant de l’autonomie (Salia). Le document, datant du 29 avril 2021, souligne qu'une machine dite autonome ne fixe pas ses propres règles : « Les valeurs les plus hautes de notre civilisation comme notre ordre constitutionnel impliquent que soit engagée en toutes circonstances la responsabilité de l’humain. »

Par Kévin Savornin

1 Fournisseur d’accès à internet, par satellite, conçu par le constructeur aérospatial américain SpaceX.

2 Solution de stockage à distance.

3 Pour infox vidéo, qui est un enregistrement vidéo ou audio réalisé, voire modifié, grâce à l’IA.

4 Pour Synergie du contact renforcée par la polyvalence et l’infovalorisation.

5 Pour Système de combat aérien du futur.

Le saviez-vous ?

À la suite des retours d’expérience ukrainiens, le ministère des Armées et des Anciens combattants, en collaboration avec des entreprises privées, développe des algorithmes visant à intégrer de l’IA dans des canons Caesar. Ces derniers seraient accompagnés de drones qui pourraient indiquer les positions ennemies avec précision, même en cas de brouillage. Cette précision accrue réduirait fortement la consommation des obus qui font défaut aux forces armées ukrainiennes.

Dossier : comment l’IA transforme le champ de bataille

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