Comment la France se prépare à la haute intensité
Face au retour de la guerre sur le continent européen, la France a engagé une transformation profonde de son outil de défense. Loi de programmation militaire, exercices de guerre interétatique, relance industrielle, montée en puissance des réserves… Autant de chantiers qui témoignent d’une armée qui se prépare, sans relâche, à affronter la haute intensité et qui, déjà, s’y tient prête.
Les articles sont tirés d'Esprit défense n° 15 (mai 2025), consacré à la préparation à la haute intensité.
Lire le magazineLa guerre de haute intensité – cet affrontement direct entre puissances dotées d’armées technologiquement avancées et industriellement robustes – a resurgi brutalement en février 2022. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a marqué la fin des dividendes de la paix. Pendant trente ans, l’Europe a cru à l’éloignement définitif du choc interétatique. Ce retour du tragique a sonné comme un réveil brutal. Dès les premiers jours du conflit, le Président de la République Emmanuel Macron alertait : « La guerre en Ukraine marque un changement d’époque pour l’Europe, qui doit désormais accepter de devenir une force plus souveraine et de s’affirmer davantage sur la scène internationale. »
La France a choisi de répondre par un réarmement stratégique. La Loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, dotée de 413 milliards d’euros, acte la rupture avec les désarmements d’après-guerre froide.
Objectifs : renforcer la résilience, moderniser les forces armées, garantir la capacité à durer. Pour Sébastien Lecornu, ministre des Armées, il s’agit de « rester une puissance mondiale ».
Un modèle d’armée complet, mais sous tension
Ce cap repose sur un socle rare en Europe. Contrairement à nombre de ses partenaires, la France a conservé un modèle d’armée complet : dissuasion nucléaire crédible, forces terrestres aguerries, aviation de chasse pouvant être projetée, marine océanique articulée notamment autour du porte-avions Charles de Gaulle et de son groupe aéronaval. Adossé à trois décennies d’engagements extérieurs – des Balkans au Levant, de l’Afghanistan au Sahel –, ce modèle a forgé une armée expérimentée, réactive, capable d’intervenir rapidement sur une large palette de théâtres et de missions.
Mais face à un conflit d’attrition, pensé pour durer et consommer massivement hommes et ressources, cette architecture montre ses limites. Conçue pour la manœuvre, la précision et la technicité, l’armée française a été optimisée pour des opérations où la supériorité qualitative prime sur le volume. Lorsque les lignes se figent, que les combats s’inscrivent dans la durée, d’autres exigences émergent : profondeur logistique, masse, capacité à régénérer l’effort…
La guerre en Ukraine a joué le rôle de révélateur. Elle a mis en lumière l’écart entre un modèle d’intervention rapide et les contraintes d’un affrontement industriel prolongé. Stocks de munitions insuffisants, flux logistiques tendus, formats pensés pour l’efficience, plus que pour la saturation du champ de bataille : autant de défis que la France s’emploie désormais à relever.
Des moyens en hausse, mais des défis à relever
Dès février 2022, un rapport parlementaire tirait la sonnette d’alarme : « Le risque de déclassement stratégique est réel si l’on ne change pas d’échelle. » La LPM amorce le virage. Reconstitution des stocks, commande de canons Caesar, relance de la production d’obus de 155 mm, renforcement des capacités de guerre électronique : le redressement est engagé.
Mais la transformation ne s’arrête pas là. Elle touche à la disponibilité opérationnelle, à l’intensification de l’entraînement et à la modernisation des infrastructures. À ce titre, l’exercice Orion, en 2023, a marqué un tournant. Plus de 10 000 militaires ont simulé une guerre interétatique de longue durée. Objectif : tester les logistiques, l’interopérabilité, identifier les points de rupture.
Au-delà des chiffres, Orion a introduit un bouleversement doctrinal : la refonte de l’organisation du commandement. Dans un environnement dégradé, les chefs ont dû agir sans moyens de communication, sans chaîne hiérarchique, et décider seuls. Un commandement plus agile, fondé sur la subsidiarité, s’impose. L’Ukraine en fournit l’illustration : dans un théâtre contesté, l’hypercentralisation devient une vulnérabilité.
En mars dernier, l'exercice Balerit est venu prolonger cette logique d’adaptation au réel. Pendant une semaine, 600 soldats ont évolué dans un environnement civil dense, aux abords d’Angoulême et dans les Deux-Sèvres. Ici, la population, les infrastructures, les imprévus n’étaient plus des décors, mais devenaient des variables actives du champ de bataille. Une guerre simulée au milieu des vivants, où la friction entre action militaire et tissu civil fut poussée à l’extrême.
Pour le général Pierre Schill, chef d’état-major de l’armée de Terre, l’enjeu est clair : « Nous devons être suffisamment forts et crédibles pour empêcher toute montée aux extrêmes. » La force visible doit ainsi servir d’antidote à l’escalade invisible.
La même dynamique anime l’armée de l’Air et de l’Espace, qui multiplie les entraînements à la haute intensité (Pégase 25 et Jade). Là aussi, l’objectif est d’inscrire l’excellence opérationnelle dans la durée. Comme le rappelle le général Jérôme Bellanger, chef d’état-major de l’armée de l’Air et de l’Espace : « Nous ne nous sommes jamais arrêtés de nous entraîner à la haute intensité. Jamais. Tout l’enjeu est de moderniser nos capacités pour pénétrer les défenses adverses. »
Une culture de rigueur, de dissuasion active et d’anticipation stratégique, qui prolonge la singularité française.
Du côté de la Marine nationale, l’heure est autant aux grands exercices qu’aux opérations réelles. En témoigne la mission Aspides, visant à sécuriser les routes maritimes face aux attaques répétées des rebelles houtis du Yémen. Une montée en puissance opérationnelle visible et assumée.
L’amiral Nicolas Vaujour, chef d’état-major de la Marine, fixe une ambition à deux temps : « Dans le temps court, il nous faut durcir la Marine nationale et renforcer notre capacité immédiate à combattre. Dans le temps long, il s’agit de préparer avec détermination l’avenir, d’anticiper les ruptures à venir pour conserver la supériorité en mer. » Tenir aujourd’hui. Dominer demain. C’est la feuille de route d’une Marine nationale en pleine mue.
Technologie de guerre : penser en avance, frapper juste
Mais cette préparation ne saurait s’arrêter au terrain physique. La guerre en Ukraine a révélé l’ampleur de la numérisation du champ de bataille. L’intelligence artificielle, le combat collaboratif, les drones consommables et le renseignement spatial sont devenus des leviers décisifs dans les affrontements de haute intensité. La rapidité de traitement des données ouvertes, l’intégration en temps réel entre capteurs et effecteurs, l’emploi massif de systèmes autonomes et l’accès simultané au renseignement civil et militaire redéfinissent les conditions de la supériorité opérationnelle. Cette évolution impose aux armées une agilité technologique constante, un commandement plus décentralisé et une capacité d’innovation accélérée.
La France n’a pas attendu cette guerre pour s’y préparer. Mais le conflit agit comme un révélateur impitoyable, un laboratoire à ciel ouvert. Il valide, souvent dans la douleur, les orientations prises par les armées françaises. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad), créée en 2023 à Palaiseau et à Bruz, incarne cette ambition technologique. Son objectif : intégrer l’IA au coeur de la planification, de la conduite des opérations et de la fusion de capteurs. « Le saut technologique que représente l’intelligence artificielle est sans doute celui qui révolutionnera la manière de faire la guerre. Ou même, plus important encore, de l’éviter, comme l’atome en son temps », estime le ministre des Armées, Sébastien Lecornu.
Dans les airs, le programme Scaf, mené avec l’Allemagne et l’Espagne, prépare l’architecture de combat du futur : chasseurs pilotés, drones d’escorte, capteurs fusionnés et cloud tactique formeront un écosystème interconnecté. En parallèle, la « dronisation » progresse à grande vitesse. Une école dédiée a vu le jour à Chaumont, des régiments s’équipent, et des systèmes autonomes sont testés dans des conditions opérationnelles exigeantes.
Dans le cyberespace, la France renforce ses défenses comme ses capacités offensives. Chaque année, l'exercice Defnet, conduit par le Comcyber, mobilise quelque 1 500 militaires, industriels et civils autour de scénarios mêlant attaques numériques, protection des réseaux critiques et gestion de crise. Un entraînement à la hauteur d’un affrontement désormais permanent.
Dans l’espace, enfin, la France affirme sa souveraineté stratégique. Avec le lancement du satellite CSO-3, en mars 2025, elle parachève une constellation de renseignement optique parmi les plus performantes au monde. À Toulouse, le Commandement de l’Espace élabore une doctrine de protection active des satellites, dans un milieu désormais contesté. « Le jour où un satellite stratégique sera aveuglé ou désintégré, nous serons déjà en guerre », avertit le ministre des Armées.
Et au sommet de cette architecture technologique, la dissuasion nucléaire reste la clé de voûte. « Le conflitrusso-ukrainien marque le retour de la grammaire nucléaire », rappelle le général Vincent Breton. La LPM 2024-2030 a conforté cette posture stratégique. En mars 2025, le Président de la République a annoncé le déploiement, d’ici à 2035, de deux escadrons de Rafale F5 sur la base aérienne de Luxeuil. Ces appareils emporteront les futurs missiles ASN4G, hypersoniques, destinés à succéder aux ASMPA. Cette nouvelle capacité viendra renforcer le triptyque nucléaire français, aux côtés des bases d’Istres, d’Avord et de Saint-Dizier.
Le réveil industriel : produire plus, produire vite
Être prêt à combattre est une chose. Pouvoir durer en est une autre. C’est précisément le sens du virage amorcé en 2022, lorsque le Président Emmanuel Macron annonçait, lors du salon Eurosatory, l’entrée dans une économie de guerre. Derrière cette formule, une ambition : faire renaître la capacité industrielle du pays pour soutenir, sur le long terme, un effort militaire de haute intensité. Pilotée par la Direction générale de l’armement (DGA), cette stratégie mobilise désormais les 4 000 entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Trois ans plus tard, les résultats sont tangibles : KNDS France a triplé sa cadence de production des canons Caesar, Thales a réduit d’un tiers ses délais de livraison de radars, Dassault Aviation livre trois Rafale par mois. À Bergerac, Eurenco relance la fabrication de poudre propulsive et cherche à atteindre l’objectif des 100 000 obus par an.
Cet élan industriel repose aussi sur la constitution d’une réserve industrielle de défense (RID), forte de 3 000 réservistes qualifiés, pouvant être mobilisés pour répondre aux pics de production en temps de crise. En parallèle, l’État s’attaque aux tensions de main-d’œuvre dans les PME sous-traitantes : formations accélérées, observatoire des métiers, conventions de coopération avec les grands industriels. Tout est mis en oeuvre pour éviter les goulets d’étranglement. Mais la tâche est immense. Face à une Russie capable de produire jour et nuit, sans interruption ni contrainte budgétaire, la France sait qu’elle ne peut pas rester seule. D’où l’urgence d’un réarmement européen, structuré et solidaire.
L’Europe sort de sa torpeur
Longtemps, le vieux continent a cru à la paix perpétuelle. Mais face au vacarme des armes et au réarmement global, une vérité s’impose : aucun État européen ne pourra, seul, faire face à une guerre longue et symétrique. L’heure est à l’action. Pour Marcos Perestrello, président de l’Assemblée parlementaire de l’Otan, « il est clair, désormais, que consacrer 2 % de notre PIB à la défense est insuffisant ».
En 2024, la majorité des 27 pays de l’Union européenne ont franchi ce seuil symbolique. La Pologne y consacre 4,1 % de son PIB, les États baltes entre 2,9 % et 3,4 %, la France 2,1 %. Même l’Allemagne, longtemps réticente, a débloqué un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros pour moderniser sa Bundeswehr. L’élan est là.
Mais il reste fragile.
Car derrière cette montée en puissance budgétaire, une dépendance structurelle subsiste : 78 % des acquisitions de défense européennes réalisées entre février 2022 et juin 2023 provenaient de l’extérieur de l’UE, dont 63 % des États-Unis. Le chasseur F-35 américain est un exemple frappant. Cet appareil équipe déjà de nombreux pays européens (le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Pologne, l’Italie, le Danemark, la Norvège, la Finlande, les Pays- Bas, la Suisse, la Grèce et dernièrement, la Roumanie), tandis que seuls le Rafale français, le Gripen suédois et l’Eurofighter permettent encore de parler d’autonomie aéronautique.
Pour inverser la tendance, la Commission européenne a lancé en 2025 le plan Rearm Europe, doté de 800 milliards d’euros. Pour la première fois, une dérogation au Pacte de stabilité permet de financer massivement la défense. Ce plan est complété par le Fonds européen de la défense, qui soutient la recherche, l’innovation et la coopération industrielle transnationale.
L’ambition est claire : bâtir une base industrielle souveraine, réduire la fragmentation des systèmes, harmoniser les chaînes logistiques, et surtout faire émerger une culture stratégique commune. L’Europe s’est réveillée. Reste à transformer cet éveil en puissance réelle.
La France dans l’Otan : loyale, active et souveraine
Dans un paysage de sécurité internationale en pleine recomposition, la France occupe une position singulière. Présente sur le flanc est, engagée dans les dispositifs de réaction rapide, elle assume pleinement ses responsabilités au sein de l’Otan. Avec un effort de défense porté à 2,1 % du PIB, elle figure parmi les alliés les plus investis. Mais elle le fait à sa manière.
Comme le rappelle le ministre des Armées, « la France est une alliée loyale, mais jamais alignée ». Une ligne d’équilibre entre engagement collectif et autonomie stratégique, ancrée dans une histoire de souveraineté revendiquée. En 1966, le général de Gaulle décidait de retirer la France du commandement intégré de l’Otan, affirmant : « Les Alliés, oui. Les vassaux, non. »
Dans un contexte marqué par l’incertitude qui pèse aujourd’hui sur l’engagement américain dans l’Alliance, cette posture française – fondée sur un modèle d’armée complet, une dissuasion indépendante et une autonomie stratégique assumée – apparaît comme un atout. Elle garantit à la France de rester un allié crédible, mais non dépendant, capable de défendre ses intérêts, de fédérer ses partenaires européens, et d’assurer la stabilité stratégique même en cas de retrait américain.
Depuis sa réincorporation dans le commandement intégré en 2009, la France n’a jamais renoncé à cette exigence d’indépendance. Son outil de défense est interopérable et souverain. Sa dissuasion est nationale. Son engagement dans l’Alliance repose sur un choix libre, éclairé, fondé sur la complémentarité, non sur la subordination. Elle y défend une voix singulière : celle d’un allié libre, crédible, stratégiquement autonome. Mais cette singularité ne s’appuie pas uniquement sur la puissance militaire ou la clarté doctrinale. Elle repose aussi sur un socle plus discret, plus intime : les forces morales.
Les forces morales : socle de la résilience
« Ce sont les armées qui gagnent les batailles, mais ce sont les peuples qui gagnent les guerres. » Le général Pierre Schill le rappelle : une guerre de haute intensité ne se remporte ni par la seule technologie ni par la seule puissance de feu. Elle exige cohésion, endurance, lucidité. Elle éprouve les nerfs, les volontés, et surtout, le lien entre les armées et la Nation. Dans cette guerre-là, ce sont les forces morales qui font la différence.
C’est dans cette logique que s’inscrit la montée en puissance de la réserve opérationnelle. D’ici à 2030, la France souhaite atteindre les 100 000 réservistes pleinement intégrés à la manoeuvre. Déjà présents dans les grands exercices – Orion, Balerit – et mobilisés dans des domaines critiques – cyber, logistique, santé – ils sont désormais enracinés dans le fonctionnement quotidien des armées.
Cette dynamique s’appuie sur un tissu civil mobilisé : conventions avec les entreprises, valorisation de l’expertise duale, campagnes ciblées vers les jeunes, les cadres, les anciens militaires. Une armée qui recrute dans la société pour mieux la défendre. Le général François-Xavier Poisbeau, secrétaire général de la Garde nationale, le résume ainsi : « La défense est globale et tout le monde doit pouvoir y concourir. La réserve va contribuer à cette augmentation de résilience nécessaire. »
Car la guerre à venir ne sera pas seulement cinétique. Elle sera psychologique, sociale et informationnelle. Elle cherchera à fracturer les récits, à semer le doute, à user les âmes plus encore que les corps. Elle mettra à l’épreuve notre résilience, notre lucidité stratégique, et, plus que tout, notre capacité à rester unis dans l’adversité. Dans cette nouvelle conflictualité, le général Thierry Burkhard, chef d’état-major des armées, fixe le cap : « Il s’agit d’infléchir la détermination de nos adversaires. Pour cela, il faut intégrer tous les instruments de la puissance de la Nation dans une stratégie globale et cohérente. Gagner la guerre avant la guerre, c’est dissuader, influencer et empêcher l’affrontement avant qu’il n’éclate. »
Par Kévin Savornin
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