« La guerre de haute intensité, c’est un retour à la normalité », général Vincent Breton

Direction : Ministère des Armées / Publié le : 01 mai 2025

Alors que les armées françaises se préparent à affronter un monde où la haute intensité est redevenue la norme, le général Vincent Breton, directeur du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE), livre une analyse sans fard du basculement stratégique en cours. Guerre en Ukraine, innovation tactique, doctrine multimilieu, dissuasion nucléaire… Il décrypte les transformations profondes de la conflictualité moderne et rappelle l’urgence de s’y adapter.

Lors de l’exercice de haute intensité Orion 23. © Sch Christian Hamilcaro / Ministère des Armées

Les articles sont tirés d'Esprit défense n° 15 (mai 2025), consacré à la préparation à la haute intensité.

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Comment qualifieriez-vous le tournant qu’a représenté l’invasion russe de l’Ukraine dans la pensée militaire française ?

Général Vincent Breton : L’invasion à grande échelle de l’Ukraine a accéléré un tournant que nous avions déjà entamé avant le 24 février 2022. Cette agression a été un choc mais elle s’inscrivait dans une dynamique amorcée depuis une dizaine d’années. Je ne vous dirai pas que nous l’avions prévu, mais nous pressentions qu’un tel évènement devenait plus probable car, déjà auparavant, nous avions pris conscience de la dégradation de notre environnement stratégique. La désinhibition croissante de certains acteurs, le durcissement de la compétition entre grandes puissances, la désagrégation de l’ordre international, tout cela était perceptible, avant 2022. Si certains en doutent, je les invite à relire la Vision stratégique du chef d’État-major des armées, publiée en octobre 2021, soit quatre mois avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Le général Thierry Burkhard appelait déjà à nous préparer au retour de la guerre de haute intensité.

« En octobre 2021, soit quatre mois avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Le général Thierry Burkhard appelait déjà à nous préparer au retour de la guerre de haute intensité. »

Général Vincent Breton

  • Directeur du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations (CICDE)

Cette guerre marque-t-elle, selon vous, une rupture dans la nature des conflits contemporains ?

Hélas, je crains plutôt qu’elle marque le retour à une forme de normalité. Il n’est pas impossible que la période dite « des dividendes de la paix », qui a suivi la guerre froide, n’ait été qu’une simple parenthèse enchantée.

La haute intensité, dans ses grands principes, ne change pas non plus. Elle reste une confrontation très violente, avec une forte attrition, aussi bien humaine que matérielle. Ce qui évolue en revanche, c’est le fait qu’elle s’exprime dans un nombre croissant de milieux et de champs de conflictualité : les milieux terrestre, maritime, aérien, cyber et spatial et les champs informationnel et électromagnétique. La guerre en Ukraine montre bien l’importance que revêtent les nouveaux domaines comme le cyber, l’informationnel et le spatial. Mais elle montre aussi que ceux-ci ne se substituent pas aux domaines de conflictualité traditionnels, à savoir les milieux terrestres, maritimes, aériens mais aussi le champ électromagnétique qui marque son grand retour alors que nous avions eu tendance à le négliger.

Les engagements militaires de la France depuis 30 ans ont-ils préparé notre armée à un éventuel conflit de haute intensité ?

Oui, dans une certaine mesure. Ils permettent aujourd’hui aux armées françaises de se prévaloir d’une solide expérience opérationnelle. Ils nous ont permis d’améliorer des savoir-faire, et de mieux comprendre certains défis contemporains, par exemple en matière de guerre informationnelle ou de cyber
Mais il s’agissait de conflits asymétriques, de gestion de crise, face à des adversaires techniquement très inférieurs. Les opérations extérieures de ces 20 dernières années ne suffisent pas à préparer la France et ses armées à un engagement majeur de haute intensité, par nature beaucoup plus exigeant.

Quel rôle joue le CICDE dans la préparation des armées françaises à un conflit de haute intensité ? 

Notre mission repose sur quatre piliers : l’élaboration du corpus conceptuel et doctrinal, le retour d’expérience (retex), la prospective opérationnelle, et le wargaming1.

Nos retex décrivent la réalité des guerres contemporaines en Ukraine ou au Proche-Orient.

Nous en tirons de nombreux et précieux enseignements. La prospective identifie les évolutions technologiques susceptibles de changer la façon de faire la guerre. Le wargaming permet de modéliser des situations de conflictualité. Et l’ensemble de ces travaux nourrit ensuite nos doctrines qui définissent le « comment » et la façon dont les armées françaises remplissent leurs missions opérationnelles.

Nos productions irriguent également les travaux de préparation de l’avenir ainsi que les plans d’emploi et de développement capacitaire, dirigés par l’État-major des armées et la Direction générale des armées.

À titre d’exemple, nous travaillons beaucoup sur le cyber, le champ informationnel, l’usage des drones et de la guerre électromagnétique dans les conflits contemporains. En parallèle, nous mettons à jour les doctrines plus traditionnelles : l’organisation des soutiens ou de la chaîne de commandement en opérations, les engagements des armées sur le territoire national, etc.

Quelle est votre analyse de la doctrine multimilieu et multichamp (M2MC) ? Est-elle suffisante face à un adversaire de même niveau ?

C’est une réponse indispensable, mais pas suffisante. Cette doctrine vise à orchestrer les effets militaires dans les sept milieux et champs que j’ai décrits précédemment. Le premier objectif consiste à prendre l’initiative sur notre adversaire en faisant tourner plus vite que lui la boucle de décision et de ciblage. Le second vise à le saturer par des attaques synchronisées, venant de tous les côtés, c’est-à-dire des sept milieux et champs.

Mais, une bonne doctrine M2MC ne suffit pas. La doctrine donne le cadre. Les moyens donnent l’efficacité. Il faut donc aussi de nombreux capteurs de renseignement et des effecteurs diversifiés et en masse. L’ensemble est ensuite connecté à travers un réseau multisenseur et multieffecteur.

La guerre en Ukraine a montré l’importance de l’usure logistique et humaine. La France est-elle aujourd’hui prête à tenir dans la durée ?

Cette guerre met en lumière des besoins fondamentaux dont la masse et la profondeur stratégique, qui, pour la France, passent d’abord par la solidarité avec nos alliés – européens et Otan. Car il est peu probable que nous soyons seuls face à un ennemi symétrique. La Russie ne menacera pas massivement nos frontières sans avoir au préalable envahi les Pays baltes ou la Pologne puis l’Allemagne.

Ensuite, le besoin de masse et de profondeur stratégique nécessite de repenser nos stocks, notre base industrielle, et notre capacité de régénération qui ont été dimensionnés pour satisfaire les besoins limités d’une force expéditionnaire engagée dans un conflit asymétrique.

Comment concilier excellence technologique et masse opérationnelle ?

Nous avons un modèle d’armée relativement complet, c’est-à-dire qui dispose d’un très large éventail de capacités, mais qui est, par endroits, « échantillonnaire ». On a l’expertise, mais pas toujours la quantité. L’avantage, c’est que les savoir-faire sont là, ce qui permet de remonter en puissance.

La vraie difficulté, c’est le coût de la technologie. Nous ne pouvons pas toujours l’avoir en masse. Mais la guerre en Ukraine nous montre qu’il est possible de combiner low cost et haute technologie : nous saturons avec du peu cher et nous exploitons la saturation avec des capacités performantes. Plus généralement, en matière d’innovation, l’exemple des Ukrainiens est très inspirant : ils innovent vite, testent vite et déploient vite des capacités présentant un excellent rapport efficacité-coût.

Après l’exercice Orion, organisé en 2023, quels domaines sont aujourd’hui à renforcer en priorité ?

Orion a été une réussite, à tel point que l’exercice sera désormais organisé tous les trois ans. Il permet de renouer avec les exercices militaires d’envergure et de rehausser l’entraînement de nos forces pour mieux les préparer à la haute intensité. Il renforce l’interopérabilité avec nos alliés ainsi que les capacités de la Nation et des services de l’État à soutenir une opération de grande ampleur.

Orion a aussi mis en lumière de nombreux axes d’effort, en matière de systèmes d’information et de communication, de logistique, de soutien santé, de guerre électromagnétique, de défense surface-air (incluant la lutte anti-drones), d’artillerie, de feux dans la profondeur, de mini et microdrones, de capacités de suppression des défenses antiaériennes ennemies, etc.

Pensez-vous que l’intelligence artificielle (IA) va profondément transformer la manière de commander et de conduire les opérations ?

Absolument, je vois dans l’IA au moins deux rôles majeurs :

  • Dans la chaîne de commandement des opérations, pour agréger un énorme volume d’informations, puis les analyser afin de proposer des options militaires au décideur.
  • Dans les systèmes d’armes, avec une autonomie croissante. Nous maintiendrons une décision humaine sur la boucle décisionnelle des systèmes d’arme létaux, conformément à nos valeurs. Mais d’autres pays développent déjà de tels systèmes totalement autonomes.

Quelle articulation voyez-vous entre autonomie stratégique et coopérations européennes ?

Il y a une complémentarité nécessaire. La France doit pouvoir agir seule sur ce qui touche au cœur de sa souveraineté, par exemple pour les fonctions stratégiques connaissance et anticipation ainsi que pour la dissuasion nucléaire. Mais pour de nombreuses autres capacités, notre profondeur stratégique dépend de nos alliés. On voit donc tout l’intérêt de renforcer avec eux notre interopérabilité et la maîtrise collective de certaines dépendances critiques (énergie, alimentation, médicaments, etc.). Mais nous devons aussi, chacun de notre côté, rehausser nos stocks nationaux d’armement et de munitions. On doit aussi s’assurer de tous pouvoir basculer très vite en économie de guerre si la situation l’exigeait. Cela signifie que nos stocks nationaux respectifs doivent aussi pouvoir être recomplétés très vite grâce à des industriels de la défense européens, capables d’augmenter leurs cadences de production rapidement et dans la durée.

Recueilli par Kévin Savornin

1 Jeux de guerre.

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